^s JI i^^i^ .M»Ç "*■ • ■■^c^ji^ '^ X Çh^f' ^ f %^^..;f:>-'^'^^'4;. -MlfeH- t-^"' WwÀ '■% j n-" , *<. tufi Digitized by the Internet Archive in 2010 witii funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/lhommetraquromOOcarc L'HOMME TRAQUÉ DU MÊME AUTEUR : La Eoliême et mon cœur (poèmes) i vol. Jésus la Caille (roman) i vol. Les Innocents (roman) i vol. Scènes de la vie de Montmartre (roman). . i vol. Bob et Bobette s'amusent (roman) i vol. L'Équipe (roman) i vol. Au coin des rues (contes) i vol. Rien qu'une femme (roman) i voL Vient de paraître : MAMAN PETITDOIGT (récit) i vol. FRANCIS CARGO L'HOMME TRAQUÉ ROMAN PARIS ALBIN MICHEL, ÉDITEUR 22, KUE HUYGHENS, 22 IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE : 40 exemplaires sw papier du Japon numérotés à la presse de I à ■:}o 80 exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse de I à So 125 exemplaires sur papier vergé par fd des Papeteries Lajama numéro Lés à la presse de i à ia5 Pu Zé>OS Dj'oUs de traducUou et de reprodr.it io»^ réservés pour tous pays. <-opy-ri^t by Aibin Michel, i<)2a. A PALL BOURG El L'HOMME TRAQUÉ Au petit jour, après quil avait rangé sur les rayons de la boutique ses quatre Journées de pain et les croissants encore tout chauds, Lam- pieur montait dans sa chambre et, .la fatigue de la nuit pesant sur lui de toute sa masse, il finissait parjois par s'endormir. Mais, quand Lampieur se réveillait, aussitôt, son angoisse s'éveillait avec lui et il avait beau s'employer à la chasser, il ny parvenait point. V homme, alors, rejetait les draps et les cou- vertures de son lit, se levait, chaussait de vieilles savates et poussait, dans le toit, une fenêtre à tabatière pour aspirer l'air du dehors. Mille bruits lui arrivaient. Il les reconjiais.'iait, un à un, depuis celui des autobus qui ébran- laient, contre la sienne, les maisons de la rue Jîambuteau, jusqu'à celui — si faible et cepen- dant distinct — du grelot attaché sous la selle d'un lointain triporteur. 10 l'homme traqué Lampieiir écoutait ces bruits comme quel f/ii un qui, ne sachant plus oii il est, demande aux moindres choses de lui répondre. Et elles lui répondaient. Elles le rassuraient. Elles lui lais- saient entendre quil descendrait bientôt se mêler à leur tourbillon machinal, à leurs feu.x, à leurs lumières qui s allumaient dans les vitrines et à leur incessante trépidation. Néanmoins Lampieur n apportait nulle hâte à sortir de sa chambre. Chaque Jois qu'il en ouvrait la porte, il éprouvait presque une frayeur à Vidée quil y avait des gens, derrière, qui l'attendaient... Cela lui enlevait toute assurance. Et, cependant, il voyait que le couloir qui con- duisit aux escaliers était d-^sert et que personne ne lui en disputait l'accès. — Allons! se disait- il, et il se dépêchait de rejermer la porte sur son passage et de gagner, tout eu se surveillant, la rue où il se perdait dans la foule. l'homme thaoué 11 ... Il y avait déjà trois semaines que îa police recherchait l'assassin de la rue Saint-Denis et que, régulièrement, Lampieur se rendait cha- que soir, près des Halles, dans un débit où on le connaissait. — Ah! voilà m'sieur François! annonçait aussitôt le patron. Toujours exact... ça fait plaisir 1 Il alignait sur le zinc deux verres à pied qu'il emplissait de bordeaux blanc puis, trinquant avec le client, avalait d'un trait sa rasade. C'était l'heure vague et vide qui précède celle de l'apéritif. De rares consommateurs, assis sur les banquettes, devant un demi-setier d'aramon, étalaient des mégots qu'ils avaient ramassés 12 l'homme traqué delior^ et en confectionnaient pour leur usage des cigarettes. Certains expédiaient un restant d'arleqain qu'ils dépliaient d'un vieux journal. Euûn, près de la porte, une femme sans âge qu'on appelait» la mère toutle monde », regar- dait dans la rue et guettait l'arrivée des habi- tués pour les implorer, un à un, d'un air digne. Etrange retraite que ce débit! resserrée en façon de couloir, malpropre, pleine d'une pois- seuse humidité... Mais elle avait son caractère, quand, se mêlant aux malheureux qui en for- maient la peu brillante pratique, des prostituées en cheveux et grossièrement maquillées y venaient à la nuit se chaufler près du poêle... On voyait, là. Renée qui portait un chandail, M'"" Berthe et son parapluie, Gilberte la poitri- naire, la grosse Thérèse, Yvette, Gaby, Lilas, une bretonne, et Léontinc dont on racontait qu'elle s'était enfuie de sa fa:nille pour « faire la vie » . Lampieur connaissait plusieurs de ces filles qu'il croisait invariablement aux alentours d'un hôtel borgne quand il allait à son travail... Parfois, elles lui disaient bonsoir. l'homme traqué 13 — Bonsoir! répondait-il et il passait sans s'occuper de leur manège, le long des magasins fermés. A minuit, elles étaient encore là, sur les trottoirs dont elles frappaient l'asphalte des hauts talons de leurs bottines et cinq ou six d'entre elles, qui remontaient, très tard, la rue Saint-Denis, s'accroupissaient devant le soupi- rail de la boulangerie et demandaient qu'on leur vendît un morceau de pain chaud... Elles avaient une ficelle qu'elles jetaient tour à tour dans la cave avec des sous... et elles atten- daient pour la retirer que le morceau de pain, noué à son extrémité, y suspendît un poids. Lampieur abominait ces filles. Leurs voix rauques et effrontées qui le hélaient de dehors, leur présence dans la rue, à cette heure où n'er- raient plus que les agents, des passants isolés, des ivrognes et ces ombres singulières qui sem- blent se mouvoir sans corps, lui étaient insup- portables. En outre, ces malheureuses le déran- geaient dans son travail et lui causaient toujours une sombre irritation. Qu'avaient-elles donc à l'appeler ainsi?... C'est bon! C'est bon! Il y 14 l'homme traqué allait... Pas la peine de faire tant de bruit!... Pour douze sous de pain! Il y allait parce qu'il YOulaiL bien... Il n'y était pas obligé. Et qu'est- ce qu'elles fabriquaient, maintenant, au lieu de tirer leur ficelle? — Bon Dieu! criait Lampieur, faut-il vous le monter? C'est qu'il ne pouvait voir sans déplaisir, le long du mur, cette ficelle qu'aucune main ne paraissait tenir, car elle lui rappelait l'horrible nuit où, de retour dans la cave qui servait de fournil, il l'avait trouvée, là, qui pendait, inerte, du soupirail, comme à présent... Qui l'y avait lancée, durant son absence? Lampieur n'osait pas se le demander. Et il était resté, béant, à la considérer sans trouver rien d'abord à se dire, pour reprendre courage... A la fin cepen- dant, il avait ramassé la ficelle dont un bout traînait sur le sol et il y avait attaché un gros quignon de pain. Puis il ne s'en était plus soucié et quelqu'un était venu qui, de la rue, Avait remonté le pain et la ficelle, en silence, sous la pluie qui tombait... l'homme TRAQUâ 15 * — Quel temps! fit observer M""' Berthe, en secouant son parapluie. EUe s'approcha du pocle: Giîberte toussait. — Un marc? proposa la grosse Thérèse. — Oui, dit Giîberte, d'une voix éteinte. — Et vous? demanda Léontine à Yvette et à Lilas dont elle copiait les manières. Elles acceptèrent un grog et Lampieur, qui se tenait debout, contre le zinc, les regardait Toute son angoisse lui venait de ces filles, car il ne savait pas laquelle, s'était certainement aperçue de son absence du fournil, la nuit du crime, à l'heure précisément que les journaux indiquèrent, dès le lendemain, pour avoir été cette heure-là. Comment se faisait-il que cette désignation formelle n'eût pas éveillé dans l'esprit de ces femmes le plus léger soupçon? Lampieur, les premiers jours, pensa qu'il était perdu et s'il ne se perdit pas lui-môme, en prenant la fuite, c'est à coup sûr moins par raisonnement qu'à 16 l'homme traqué cause de la proximité où il vivait du lieu où s'était déroulé le drame. Une f'oicc bizarre l'em- pèchail de s'en écarter. Non pas qu'il éprouvât déjà le besoin de revoir l'enlrée delà maison, sa porte brune, son long et banal vestibule et, tout au fond, les carreaux par lesquels il avait pénétré dans la loge de la concierge... Il eût fait un détour plutôt que de passer devant. Mais quelque chose d'obscur, qu'il ne pouvait ana- lyser, s'opposait à ce qu'il s'éloignât du voisi- nage de cette maison et qu'il changeât en rien SCS habitudes. — Ben, moi aussi, un grog! conmianda Léon- tine... ça fera trois... C'était presque une enfant que Léontine ou plutôt un de ces êtres chélils, comme on en ren- contre dans les villes et qui, fléliis avant même qne d'avoir jamais eu de couleurs, accusent seize ou trente ans à vingt et ne vieillissent plus. Petite avec cela, pauvrcnir^t mise, l'air sérieux sous son maquillage, empressée, peu bavarde, elle ne ressemblait à aucune de ses infortunées compagnes. Lampieur la suivait des yeux... l^tait-ce celle- l'homme traqué 17 ci? Il ne pouvait répondre mais, à surveiller Léonline, — sans rien montrer de son tour- ment, — et à la détailler dans tous ses gestes, il s'apercevait, peu à peu, de sa gentille figure, de son regard bien et cerné, de sa '^■'^uceur et de la soumission qu'elle témoignait à Lilas la Bretonne et à Yvette, dont une résille tendue sur des cheveux très noirs les empêchait de perdre le tour plein d'agrément que M. Paul leur imprimait. — Laquelle? songeait Lampieur. Il souffrait; il était sans force devant elles et sans espoir de jamais rien surprendre qui l'ai- derait à tromper son angoisse. Et cepen- dant que n'eùt-il pas donné pour savoir à quoi s'en tenir sur le compte de cette fille qui n'avait qu'à parler pour le livrer à la police ! Parlerait- elle? Pourquoi ne l' avait-elle pas fait, déjà?... Pour quelles raisons? Lampieur ne les discer- nait point. Mais à se taire comme elle lui sem- blait parfois y être décidée, cette fille devenait sa complice et le tenait à sa merci. L UOMAIE T.r..AQL'E ii On iniagiiio l'cfiroi, le louniicnl puie l'an- goisse de ctt liOiJimc ci îliicei liluuc dans laquelle il vi-.ait... Ce n'élait pas son crmie qui robsédcùL Lampieur n'y pcnsail plu« ou presque et, quand il lui arrivaii d'évo{[uer la vieille femnic qu'il avait étuulTée dans sa log,e, pour lui voler l'argent du terme, aucun remords ne se faisait jour dans son àme et il ne sojigcait qn'à l'argent. Alors, Lampicur se félicitait d'avoir mis cet argent à l'abri des plus miiui- tieuses recherches, dans l'exicavalion d'un des murs du fournil qu'il avait rebouchée ensuite et saupoudrée, comme l'était la paroi, d'une uniforme et naturelle épaisseur de farine. Fex- sonne n'irait, là, découvrir sa cachette... 11 en 20 l'homme traqué était certain. Il n'y avait que lui à la connaître et il en ressentait parfois comme une détente heureuse de tous les nerfs au milieu de ses plus sourdes appréhensions. iNIais il avait fait son coup seul et voilà que, par un oubli de sa part, quelqu'un qui demeurait dans le mystère pouvait intervenir et réclamer le prix de son silence... Combien demanderait-il? Ou bien ne finirait-il pas plutôt, après avoir pesé tous ses scrupules, par ne point risquer la chance d'une telle combinaison en révélant à la police la sin- gulière coïncidence qu'il avait établie entre l'heure présumée du crime et l'absence de l'homme qui se trouvait toujours dans le sous-sol à cette heure-là? Simple coïncidence! dira-t-on. Mais comment détourner la police de cette fâcheuse révélation et lid interdire d'y flairer la bonne piste? Lampieur en était incapable. Bien plus, il eut suffi que l'on diri- geât des recherches dans ce sens pour décou- Trir la vérité. Les témoignages ne manquaient pas. Et quels témoignages ! C'était celui d'une petite bonne devant laquelle trois mois aupa- l'homme traqué 21 ravant, terme pour terme, la concierge que Lampieur avait tuée s'était ingénument plainte de l'argent qu'elle portait sur elle. Une autre bonne, qui attendait qu'on la servît, n'avait pas manqué de parler d'imprudence et la patronne était du même avis. — Cachez donc vos billets, madame Courte! avait-elle dit entre ses dents. — C'est qu'il y en a... Pensez! s'était alors bornée à répondre l'autre. Et Lampieur, qui rangeait son pain sur les rayons du magasin, se rappelait le jaune éclat de ce matin d'hiver où, sans qu'il y pensât sérieusement, l'idée qu'une vieille femme avait, dans son porte-monnaie, plusieurs milliers de francs, l'avait empli d'un sombre étonnement. ... Qu'aurait-il répondu à ces déclarations pour peu qu'on les eût provoquées? Il n'y avait rien à répondre. Aussi Lampieur se débattait entre la crainte d'avoir un jour à les entendre formulées devant lui et l'espoir, vague 22 l'homme traqué encore et sans cesse menacé, qu'on n'aurait pas recours à elles... Qui donc pouvait le soupçon- ner? Sa conduite, jusqu'alors, le mettait a l'abri des soupçons. Et elle était irréprochable, sa conduite... Jamais- aucun de ses patrons n'avait eu à lui faire la moindre observation. Et puis, Lampierur n'était pas de ces ouvriers qui, si ponctuels qu'ils soient dans leur tra- vai), ont des relations équivoques et fré- quentent les concerts et les bals. Ce n'est pas là qu'on pouvait l'avoir vu. Il n'allait pas dans de pareils endroits. Quant au débit du père Fouasse aux Halles, où il prenait cliaque soir Hn verre de vin blanc avant dîner, on l'y con- naissait de longue date et Fouasse lui-même, s'il avait été nécessaire, aurait juré que, pas une seule fois, depuis qu'il était son client, Lampieur ne s'était enivré. D'ailleurs, à voir Lampieur avec ses cheveux COTipés ras, son pantalon tenu comme au régi- ment par une bretelle qui servait de ceinture, son tricot à raies bleues, son attitude déjà courbée, SCS larges mains, ses épaules puissamment aiTondies et l'expression sérieuse de son l'homme traqué 23 visage, ridée ne venait à personne qu'il pût cacher, sous des dehors semblables, aulre chose qu'une espèce d'honnête homme bourra, d'une quarantaine d'années et sans aucun© conversation. De fait, il ne parlait jamais. II écoutait les uns se plaindre des mégots qui devenaient rares et les autres des métiers qu'ils faiFaient... et des flics... Il écoutait et regar- dait. Et l'on ne s'occupait de lui que lorsqu'il rep osait son verre sur le comptoir, en déclarant : — Patron ! du même ! Aujourd'hui, cette réserve qu'il n'avait cessé de montrer — quelque question qu'on agitât à ses oreilles — permettait à Lampieur de garder le silence lorsque après la lecture des journaux, par exemple, M. Fouasse émettait son avis sur le crime. — Oui, oui, disait Lampieur..., bien sur! — Et vous verrez, monsieur François..., pour- suivait le patron du débit, qu'ils ne l'auront pas de sitôt, le lascar ! — Ah! — Par exemple! Qu'est-ce que vous pariez? Lampieur ne pariait pas. Il hochait la tête 24 l'homme traqué et, lentement, d'un air qui semblait naturel, élevait son verre de vin blane, d'une main mal assurée, à hauteur de sa bouche et buvait une gorgée. — Non, ils ne l'auront pas! affirmait de nouveau le débitant. Parce que pour faire un coup pareil, en plein quartier des Halles, c'est sûrement pas une mazette!... Et puis, moi, mon idée, la voulez-vous? Eh bien, c'est qu'il n'était pas seul à l'ouvrage, le bonhomme... ils devaient être deux... ou bien qu'une femme lui aura fait le guet. — Une femme ? M. Fouasse haussait les épaules. — Parfaitement, affirmait-il... Une femme!... Et si jamais on met la patte dessus, cherchez pas... allez donc, ça sera cause à la femme... comme toujours. — Gomme toujours! répétait l'assassin et, l'instant qui suivait, il achevait son verre et s'en allait de sa pesante démarche, la tète emplie d'un noir bourdonnement et ne sachant plus s'il devait encore chercher à découvrir celle à qui désormais il se sentait lié. l'homme traqué 25 * * * Or, il suffisait qiie Lampieur descendit dans le sous-sol de la boulangerie et qu'il s'y trouvât seul, devant le four, le pétrin, les panetons empilés l'un dans l'autre, contre un côté des murs, pour que l'idée de cette fille revînt le tourmenter. Elle ne s'imposait pas d'abord à lui, comme quelqu'un qui se lève du coin oîi il était assis et marche à votre rencontre. Mais elle était là, dans un coin de sa tête, assise et silencieuse et elle ne bougeait point... Elle semblait attendre. Et, chaque fois, Lampieur s'apercevait qu'elle était là et il était troublé... Qu'est-ce qu'elle attendait? Voyons, il n'allait pas se mettre à avoir peur... C'était stupide. Alors, en alignant sur une planche les panetons oîi il semait deux ou trois molles poignées de farine avant de les emplir d'une pâte qui épou- sait leur forme, Lampieur allait, marchait, met- tait du bois dans le foj^er du four et chassait toute idée. Il avait tort de se laisser impres- sionner ainsi. Est-ce qu'il n'était pas de taille ■^ l'homme traqué à réagir? Devant lui, accrochée à un clou, sa montre indiquait Flienre. Lampieur pesait la p;\tp, la modelait. Il ne pensait à rien. Le four chauiTid'i. .. et, dans cette cave, l'homme, 5 la longue, oubliait son angoisse pour ne s'occuper que de l'heure qui, petit à petit, avançait dans la nuit et y frayait sa route au tic-lac de la monlr-e. « L'idée cependant revenait et Lampieur en était prévenu par ane sorte d'anxiété soudaine qui s'emparait de tout son être et le rendait altenlif aux moindres bruits. Elle revenait. Elle l'uttirait et, s'il essayait de lutter contre sa dangereuse emprise, il n'en était pas maître, car elle empruntait, pour le fiappcr au vif de sa détresse, le plus furtif craquement derrière lui ou le plus sourd écho, dans le mur de la rue, de talons arpenlant les trottoirs. De la cave, Lampieur ne voyait rien et il n'osait se demander qui pouvait bien se pro- mener et paifois s'arrêter près du soupirail. Il l'homme traqué 27 pensait à la phrase de Foiiasse et la certitude qu'une femme, comme l'avait dit le débitant, est toujours d'ans Téchec des entreprises les mieux conduites, lui ôtait maintenant l'envie de connaître cette fem.me. Hélas! pourquoi y avait-il une femme, là-haut, le lon^ du magti- sin ?... Lampieur l'entendait qui marchait. Qu'cspérait-elle? Qu'est-ce qui l'obligeaiC à faire les cent pas au-dessus de sa tète et à ne pas partir? Quel but était le sien ? Voulait-elle, par sa présence de toutes les nuits, le forcer à sortir et à se compromettre? Lampieur sentait que, s'il cédait à l'appel de cette volonté tendue vers lui, il se perdait... et non pas tant à cause du fait d'abandonner son travail pour appro- cher cette femme... que du besoin maladif qu'il éprouvait, dans de pareil moments, de lui par- ler et de lui faire préciser ses soupçons. Déjà, dans le débit, près de ces filles dont îî pensait tantôt que c'était l'une, et tantôt l'autre, Lampieur devait prendre sur lui de ne pas leu? adresser la parole comme il en resseatait à- présent le désir. Que leur aurait-il dit? Non... non.^. Ce n'était qu'un désir... un de ces désirs 28 l'homme traqué insensés auxquels, si Tonne résiste pas aussitôt, rien ne saurait plus empêcher qu'ils vous conduisent aux catastrophes. Lampieur s'en rendait compte et il se ressaisissait, mais est-ce qu'il n'était pas fou de se laisser ainsi tenter? Il était fou... il perdait la raison... Ou bien, est- ce qu'il ne vivait pas, tout éveillé, dans un rêve ? Il en avait comme l'impression, certaines nuits, quand, habité par il n'aurait pu définir quelle influence, il imaginait les allées et venues, autour du soupirail, de sa mystérieuse complice. Certainement, la nuit du crime, elle avait dû rôder ainsi, étonnée au début qu'il n'y eût per- sonne en bas dans le fournil, puis surprise et se demandant la raison pour laquelle il n'y avait personne, se penchant, appelant, jetant les sous et la ficelle, et regardant encore par le soupirail si l'homme qui répondait d'habitude n'était pas endormi. Combien de temps avait- elle attendu? A la fin, elle avait dû partir... Etait-elle revenue avant qu'il n'eût regagné le sous-sol ? Lampieur aurait voulu le croire. Mais si elle avait plusieurs fois opéré ce manège l'homme traqué 29 et insisté pour mieux se faire entendre ? Il tremblait alors qu'un passant, peut-être mCnie un voisin, assistant à toute la scène, n'en eût, quelques jours plus tard, fait part secrètement à la police. Il n'y avait là rien d'impossible. Ainsi cette fille, qui stationnait le long du magasin, obéissait à la police. Son but était visible. Elle tendait un piège. Elle voulait attirer Lampieur dans la rue et, une fois devant elle, comment Lampieur aurait-il fait pour ne pas se trahir? Il n'était pas d'homme, dans ce cas, qui eut pu se défen- dre... Bien sur, Lampieur n'avait qu'à nier quil fût sorti à l'heure du crime. Qui l'avait vu? Voilà : il s'était endormi dans le bûcher contigu au fournil. Tout le monde peut être fatigué, n'est-ce pas ? Surtout dans ce métier de nuit, si pénible qu'il n'est presque plus en usage dans les boulangeries. Pouvait-on prouver qu'il ne se fût pas endormi dans l'autre cave ainsi qu'il raCfirmait? Lampieur n'avait pas d'autre défense... Il ne démordait pas de là. Mais qui donc le poussait si fort à se défen- dre? On ne l'accusait pas. Bien plus, quand il 9© . L HOMME TRAQiDE lui arriva par la suite, à deux ou irois 7^priscs>, de quitter le fournil .pour aller boire cIkx Foua«se et eréer à rebours une ef pèee -d'aliJ:)^! confus, il n'y avait personne dehors. Laîmpieiit n'en avait pu croire ses yeux. Pourtant, il eût juré que quelqu'un était là, comme tous le» soirs... Était-ce possible? La rue vide avec ses la'ottoirs luisants, ses réverbères, les façades -dlo- ifâes de ses maisons, s'ou"vnrait largement devant Lui et ce n'est qu'à la hauteur des Halles, où com- mençait l'animation, qu'il avait rencontré les premières filles qui se promenaient. I.*HOMME TBAQUÉ 3^1' III Dans une pareille incohérence, les jours se succédaient... et les nuits et Lampicur, qui ks comptait, ne les distinguait pas en raison de l'abominable sensation qu'ils lui donnaient d'être encore le même jour et encore la même nuit et de traîner ensemble la même misère. On touchait à la fin de février. Paris, sous la pluJe, qui n'arrêtait de tomber qu'à de rares inter- valles, barbotait dans une boue liquide que les roues des voitures faisaient gicler jusque sur les façades comm€ des fusées d'eau. Toute per- spective était noyée et la cohue pressée des pro- meneurs prolongeait dans les rues d'intermina- bles cortèges de parapluies. Lampicur se levait tard. Il descendait de sa chambre vers six 32 l'homme traqué heures et ne savait que devenir. Les Halles, désertes à cette heure, luisaient de leurs car- reaux humides sous des lumières. Une odeur de marée s'en dégageait, amère et froide, qui emplissait les rues voisines où. les détritus de la veille, et quelquefois deTavant-veille, s'agglo- méraient dans les ruisseaux. Chez Fouasse, une atmosphère qui prenait à la gorge et qui puait la pipe mouillée et le vieux pauvre, régnait. Lampieur en avait l'habitude. Elle ne l'incommodait pas. Il la respirait au contraire avec les délices d'un homme qui est sorti d'un cauchemar et en éprouve la certitude. Or, chaque fois qu'il pénétrait chez Fouasse, maintenant, Lampieur apercevait Léontine qui entrait, elle aussi, dans le débit ou en sortait et, chaque fois, au regard que lui jetait cette fille, Lampieur se défendait mal de l'étonnement qu'il avait de la trouver si souvent sur sa route. Il remarquait que Léontine était toujours seule quand il la croisait et quelle n'avait plus le même air. Gela lui parut singulier. Qu'avait-ellc donc qu'elle semblait changée? Ses yeux étaient -comme agrandis. On ne voyait plus qu'eux dans l'homme traqoé 33 le yisai^e et ils brûlaient d'une fièvre qui leur communiquait une expression douloureuse de lassitude et d'égarement. Lampieur s'en rendait compte. Cependant, comme il se méfiait de lui, il évitait d'attribuer à toute autre cause que le hasard, ces rencontres de plus en plus fréquen- tes, où il sentait que Léontine tâchait à l'approcher... Que pouvait-elle lui vouloir? Et pourquoi, si elle avait vraiment quelque chose à lui dire, y mèlait-elle une si sournoise bizar- rerie? Il n'osait pas conclure... Il hésitait... Il avait peur de Léontine. Et, à mesure que l'heure de reprendre son travail approchait, cette peur devenait malaisée à combattre et Lampieur ne savait quelle attitude hostile lui opposer. Dans sa tète, désormais, l'idée n'était pas seule à remuer un vague fantôme et à l'associer aux louches intrigues que Lampieur forgeait de toutes pièces et dirigeait contre son propre repos. A cette idée, s'ajoutait celle de Léontine. Il la trouvait partout. L'idée prenait corps. Elle avait un visage : le corps et le visage de Léontine, ses yeux ouverts et fascinés, sa démarche, ses manières, son obstinée douceur, l'égarement e 34 l'homme traqué douloureux qui se lif?alt dans sou regard. El elle se tenait debout, par moment, devant lui et, en même temps qu'il la voyait, à être sûr qu'il n'avait qu'à étendre le bras pour la toucher, Lampieur l'entendait marcher dehors et il reconnaissait son pas. — Qnoi? Quoi? bégayait-il, furieusement. Il tentait alors de reprendre ses esprits et do Tenir à bout de la terreur qui le traquait au fond de l'être. Mais le souffle lui manquait... Il tremblait. Une abondante transpiration dégout- tail de ses membres et il craignait, dans le cas où il aurait été capable d'appeler Léontine, qu'elle ne répondît pas. Pourtant il ne doutait pas quelle ne se tînt, là-haiit, contre la devan- ture fermée. C'était elle qui marchait là-haut... elle et non pas une autre. Dès que la nuit tombait, un besoin maladif devait l'obliger à remonter la rue, à tourner comme une âme en peine autonr de la boulangerie, à s'approcher du soupirail, à y choisir une plaee et à y demeurer, durant des heures entières, sans bouger... Pourquoi n'au- rait-elle pas répondu? Peut-être attendait-elle qu'on appelât? Qu'est-ce qui empêchait do^^ l'homme traqué 35-- Lampieur de le faire ? Que risquait- il ?... Il ne risquait rien... Et puis, il n'était pas nécessaire d'appeler Léontine par son nom. Il n'y avait qu'à pousser comme un cri, ou qu'à siffler. Elle comprendrait. Elle se pencherait et il pourrait lui dire, en la voyant : — Tiens... Qu'est-ce que vous voulez? En raisonnant ainsi, Lampieur s'écartait du soupirail et l'effroi de céder à la tentation d'appeler Léontine le jetait dans un état d'in- descriptible exaltation. Il marchait dans la cave à grands pas, puis à la fin reprenait son travail et, les pensées les plus saup^renues lui arrivant en foule, se cramponnait à elles comme un homme, sur le point de se noyer, s'accroche à tout ce qu'il rencontre. Mais c'était des herbes bien fragiles cpie celles à quoi Lampieur deman- dait de le maintenir hors de Veau... Elles ne pouvaient le supporter longtemps. Elles se rompaient ou bien elle» échappaient à qui les saisissait et certaines, plus perfides, s'enrou- laient après lui et le ligotaient. En vain, Lam- pieur s'y agrippait encore. En vain, apportait- il à son labeur une opiniâtreté de toutes ses 36 l'homme traqué forces, bientôt il revenait à Léonline et une abominable pensée qu'il avait accueillie tout à l'heure, à cause du secours qu'elle semblait lui apporter, le tourmentait comme s'il eut dû, l'une après l'autre, essuyer les pires angoisses de la peur et de l'approche soudaine de la folie. En effet, d'oîi venait cette voix qui disait : « Ce n'est pas Léontine qui est là-haut... Ce n'est pas elle... Peut-être est-ce une autre... Peut-être n'est-ce personne... Va voir! Monte donc voir! Tu as mal entendu.,. Il n'y avait jamais personne, les nuits où tu es sorti. Tu n'as jamais vu personne. Pourquoi veux-tu que Toxi se soit caché? C'est le bruit de la pluie qui t'a fait croire que quelqu'un, là-haut, se pro- menait ou s'arrêtait... p]coute!... Tu n'entends rien?... Écoute! Ecoute! Quel est ce bruit? Tu ne peux pas rester dans cette incertitude... Val Mon le! » — « Monte! » ordonnait la voix. Lampicur s'y refusait. Une ombre, celle de sa terreur, cognait les murs et titubait. Il la suivait des yeux intensément. Elle l'cntouiuit d'une course enchevêtrée dans elle-même, l'homme traqué 37 tombait, se relevait, s'appuyait au pétrin^ essayait de l'escalader pour arriver à la hau- teur du soupirail et tacher à s'enfuir. Était-ce elle qui avait parlé? Elle se taisait main- tenant. Elle s'agitait dans un silence de cauchemar où Ton eût dit que mille clameurs se heurtaient sans écho, là, devant lui, mille clameurs qu'il n'entendait pas et qui pourtant retentissaient dans un fourmillement funèbre à travers tout son être. Cependant, Lampieur tenait bon et ne vou- lait pas aller voir qui se trouvait dans la rue, car s'il n'y avait eu personne, eonmie la voix le lui avait souffle, tout espoir d'échapper à la folie qu'il flairait alentour se serait évanoui et Lampieur n'aurait plus eu la force de rien ten- ter. Non. Il n'irait pas voir dehors qui était là... Il n'irait pas. Quel supplice!... Il ne voulait pas y aller et, durant un moment, la sensation qu'il pouvait avoir de se vaincre l'emplissait d'une espèce de mallieureux triomphe. Ce n'était pourtant qu'une trêve dans la lutte •ù Lampieur, à chaque retour de l'obsession contre laquelle il se débattait, reculait pas à 38 l'homme traqué pas et perdait du terrain. Au calme, au répit d'un instant, succédaient d'autres transes, plus mortelles, qui l'usaient comme une eau, goutte à goutte, ronge la pierre et la creuse... Sa volonté s'émiettait. Qu'en pouvait-il allendre? Lampieur ne le sentait que trop et il en am- vait fatalement à admettre qu'une nuit, il ne savait encore laquelle, il céderait à une volonté ,plas tenace que la sienne et qu'il irait, là-haut, dehors, se rendre compte s'il y avait vraiment ù- diennes habitudes. Et alors, parce qu'il n'a^«ii plus rien à redouter de ce côté, Lampieur s'était 44 l'homme traqué mis à penser que sa complice involontaire pou- vait le dénoncer et il n'avait plus eu d'autre souci que de lui échapper. « Si on met la patte dessus », répétait-il presque à voix haute... « la patte dessus... » L'idée lui en était insupportable. Elle le harce- lait. Elle avait l'air de se moquer de lui, de ricaner, de lui reprocher d'attendre Léontine et de ne rien prévoir ensuite de ce qui adviendrait. Voulait-il que cette fille, — une fois qu'il lui aurait parlé, — le dénonçât? C'était elle, la femme à qui Fouasse avait fait allusion... Lampieur n'avait pas de pire ennemie aumonde. Ne le sentait-il pas ? Bien sur, il le sentait ; il le savait; il en était même convaincu mais l'atmos- phèie, dans laquelle il ressassait toutes ces pensées, agissait lourdement sur lui et mêlait le plaisir à l'horreur à un tel point qu'il n'avait plus la force de les séparer l'un de l'autre, et qu'il les savourait profondément tous deux, avec une sombre délectation. A cet instant, si Léontine s'était montrée, Lampieur certainement aurait été à elle et lui aurait tout avoué. La porte du magasin qu'il l'homme traqué 45 avait cntr'oiiverte donnait à sa vision un cliamp plus étendu. Mais Léontine n'était pas là et Lampieur finissait par en ressentir une irrita- tion dont la violence grandissait à mesure que le temps s'écoulait sans lui apporter autre chose que des bruits vagues et éloignés ou, quelque- fois, le sifflement baroque de la petite locomo- tive qui amenait, par le boulevard Saint-Michel, des wagons jusqu'aux Halles. Peut-être Léon- tine s'était-elle égarée dans un bar? Peut-être admirait-elle, sous les lumières géantes, les hautes voilures et les camions qui déversaient contre les pavillons des monceaux de légumes. Lampieur l'imaginait, toute frêle, parmi le mou- vement d'une foule affairée et regardant, sans voir, les gens s'agiter autour d'elle et se livrer à leurs occupations... A quoi pouvait-elle bien s'intéresser qui n'était pas lui? Une comprenait pas. A son irritation, s'ajoutait comme une espèce de jalousie... Une jalousie amère et tâtonnante, sournoise, désabusée, pleine do détresse et d'ambiguïté, d'ardeur sourde... Lampieur n'en était pas dupe; depuis qu'il avait vu Léontine et qu'il était certain que 46 l'homme traqué c'était elle qui, chaque nuit, rôdait aux envi- rons de la boulangerie, il semblait que cette Tille lui appartint. Un sentiment, qu il n'analy- <;ait pas, le portait à concevoir des droits qu'il li'avait pas encore sur eUe et qu'il croyait pour- tant irrécusables car, sans le crime, Léontine en aurait-elle été soumise à cette attirance sin- gulière, qui la poussait et la dominait ? Il voyait bien que non. Alors pourquoi, ce soir, iiae- complissait-elle pas sa ronde mystérieuse ? Pourquoi n'y apportait-elle pas l'obstination des autres nuits?... Pourquoi... Lampieur ouvrit la porte. L'air glacé du dehors, l'eau que fouettait le vent le frappèrent au visage. 11 fit un pas sur le trottoir, regarda... Près du soupirail, Léontine se tenait debout et immobile, et il la vit, collée contre ,1e mur, comme une ombre de laquelle il n'osait appro- cher. l'homme TRAgUÉ 47 — Alors? demanda-t-il de loin... quoi?... qu'est-ce que c'est donc?... qu'est-ce qu'il y a? L'ombre ne répondit point. — Je vous parle, cria Lampieur... Entendez- vous? Oui... vous... A vous!... Vous n'enten- dez-pas?... Il crut que Léontine allait s'enfuir. — Comment ça se fait que vous venez là, tous les soirs? ques donna- t-il en se hâtant de lui barrer la route... Il répéta: Tous les soirs?... Mais il était à côté d'elle et le geste, qu'il avait ébauché pour la retenir, retomba. — Ça ne serait pas, interrogea Lampieur après un bref silence, que vous venez exprès pour m'embêter?... Dites ! Je veux savoir... ou des fois que ça serait une idée de me donner des ennuis? Oh! je vous connais, allez! pas la peine d'être là, comme ça, à faire votre comé- die... Comment? il faut me parler, comprenez- vous... Je ne vous laisserai pas autrement. 48 l'homme traqué Il avança, penché sur elle, un regard sombre, des mains crispées, son souffle, tout un tour- ment lourd d'épouvante. — Non, non! se défendit Léontine. Lampicur eut une espèce de rire rauque et déconcertant et, ramenant à lui, enfonçant dans ses poches les deux énormes mains dont il semblait vouloir frapper la malheureuse, il se redressa et attendit. Léontine se taisait. Elle fixait en avant un point vague et là terreur qui se saisissait d'elle la faisait grelotter, pliée, <;assée en deux, contre le mur oîi elle demeurait adossée. — Eh bien? brusqua Lampicur. Il était étonné d'avoir pu s'empccher de prendre Léontine et de la secouer pour l'obli- ger à lui répondre. Mais est-ce qu'elle allait rester longtemps ainsi? Il la considérait, l'exa- minait avec une pesante altention... et il n'avait plus peur. Il avait maîtrisé sa peur. Elle s'en était allée. Une impression de vide, d'absence presque de soi-même creusait, comme dans son être, un trou profond, béant, mystérieux autour duquel tout paraissait pris de vertige et d'in- l'homme traqué 4^ quiétude... Tout, sauf lui-même, et, quand son attention se reportait sur Léontine, l'impression clait encore plus forte de cet abîme qu'il se sen- tait en quelque sorte devenu pour y faire bas- culer un poids immense... C'était ce poids qui lui pesait dessus et l'empêchait de faire un mouvement ou de bouger de devant Léontine» Il paralysait toute sa force, la retenait ailleurs, très loin, nulle part, en dehors de res[)ace et du temps, occupée au labeur gigantesque de l'ébranler d'abord, ce poids, puis de le déplacer, de le rouler, de le faire pencher sur 1 abîme.. ^ Lampieur se secoua. — Vous ne voulez point me parler ? insista t-iL Ses mains, qu'il tenait dans les poches de son pantalon, étaient si lourdes qu'il lui paraissait impossible de les retirer d'où il les avail mises^ pour les lever sur Léontine. Mais à quoi bon I La malheureuse avait assez peur comme cela. Ses dents s'entre-choquaient ; son corps tout entier tremblait et elle hochait parfois la tète ou la balançait lentement par saccades, avec un plus grand tremblement, à mesure, des mains et des épaules 50 l'homme traqué — Là! là! proposa Lampieur... Ayez donc pas de crainte ! Je ne veux pas vous faire du mal, moi !... Léontine fit comme un effort pour répondre. — Moi! s'exclamait alors Lampieur... Moi? CTest pas vrai... Moi, je ne veux pas vous faire de mal! Ce n'est pas vrai... Ce n'est pas moi... Tl dit, une troisième fois, très bas, d'ii.ne voix presque inintelligible. — Ce n'est pas vrai ! Et ne sachant plus bien à quoi, dans son €sprit, il venait de faire allusion, il se senlit brusquement délivré de il n'eut pu dire quelle obsession, cependant que Léontine osant, enfin, le regarder, s'accrochait désespérément à lui, à son bras qu'il ne retira pas et se mettait à fondre en larmes* l'homme traquô 51 ... Lampieur devait se rappeler, plus tard, îa sensation presque voluptueuse qu'il avait éprouvée à écouter pleurer une femme pour la première fois, mais au moment où celle-ci ne parvint plus à retenir ses larmes, elle n'était encore pour lui que Léontine, c'est-à-dire moins une femme que sa complice et il en fut épouvanté. — Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il. Il n'avait pas prévu qu'elle pleurerait ainsi, suspendue à son bras et si difficile à traîner qu'elle avait Tair d'être changée en plomb. Pourtant il la traînait, il la portait. Il ne voulait pas qu'elle restât sous la pluie. Lui-môme était trempé. Il avait froid. Une espèce de pitié, mêlée à sa terreur, Filluminail. 52 l'homme traqué — îl ne faut pas pleurer, murmura-t-il à cinq ou six reprises... Ça sert de rien... Non... viens, venez ! Léontine se laissait conduire : elle n'avait plus de force ; elle n'aurait pas été capable de faire un pas. Sans Lampieur, à qui elle s'était retenue tout à l'heure, elle serait tombée... mais lui ne l'avait pas écartée, U n'avait pas retiré son bras... Au contraire, il la soutenait maintenant et elle comprenait vaguement qu'il la menait vers la boulangerie. — Venez... venez!... répétait Lampieur. Il poussa la porte qui s'était à demi-re fermée, entra, chercha une chaise et y posa son singu- lier fardeau. — Merci, dit Léontine. Elle ne pleurait plus. Des hoquets, des frissons la secouaient et l'empêchaient encore de reprendre conscience. Où était-elle? Kl le ne se le demandait pas. Elle voyait simplement qu'elle n'était plus dehors. Une atmosj)h^re tiède et très calme l'entourait. Dans la douteuse lumière, qui arrivait d'en bas par l'escalier, elle distinguait une glace à son reflet gris et oblique. l'homme traqué 53 un comptoir, des rayons, deux chariots, dans lesquels Lampieur avait monlé le pain de ses premières fournées, une balance... — Monsieur! appela Léontine. — Je suis là, dit Lampieur. Il haussa les épaules. — Oh ! non ! Je ne veux pas, murmura lentement Léontine. Elle écarta, d'un geste exténué, les souvenirs, les pensées, les images qui dansaient devant elle et qui, tout en n'ayant encore aucun sens, menaçaient d'en avoir un bientôt qui la rendrait à son tourment. En effet, dans ce tourbillon incessant qui s'agitait devant ses yeux, Léontine découvrait peu à peu le but vers lequel elle tendait. C'était le but de toutes ses nuits. Elle n'en pouvait douter et la chose qui était en elle, et qui continuait de naître au sentiment trouble et profond de sa conscience, elle la reconnaissait pour être impitoyablement la même chose qui la poussait, depuis la nuit du crime, vers le soupirail où Lampieur l'avait tout à l'heure rencontrée. Maintenant, elle approchait, à le toucher, l'objet même de sa souffrance. Elle 54 l'homme traqué n'était plus dehors dans la me ; il lui semblait avoir parcouru, du fait qu'on l'eût menée oo elle était, un chemin fantastique ; on ne l'em- pécherait pas de se lever, de se diriger en droit^t. ligne, vers l'escalier d'oii venait la lumière de la cave, de descendre dans cette cave... — Oîi allez-vous? cria Lampieur. Elle ne se retourna pas. Une force impérieuse l'avait mise sur ses jambes et conduite jusqu'au milieu du magasin. De là, elle distinguait les premières marches de l'escalier, le mur contre lequel une corde tenue par des crampons de fer servait de rampe et la voûte du sous-sol. La lumière qui venait d'en bas, éclairait son visage. Ses yeux la reflétèrent; ils étincelaient. Lam- pieur comprit qu'il n'arrêterait rien. — C'est bon! maugréa-t-il!... Prenez la corde alors et baissez-vous. Elle prit la corde, elle se baissa. Machina- lement elle obéissait à ce qu'on lui disait. Derrière elle, l'homme marchait comme s'il cùl obéi, lui aussi, aux mêmes ordres, mais, tandis que Léontine descendait tout d'une pièce les escaliers à la manière d'une automate, lui se l'homme traçué 55- penchait et regardait dans la cave avec nii' sentiment bizarre d'étonnement et de stupeur. L'idée tout à fait ridicule qu'il eût laissé tratneï quelque objet qui rappelât son crime, le tracas^ sait. Quel objet? Etait-il fou?... Pourrjuoi voulait-il donc avoir oublié un objet de cette sorte? Lampieur ne savait pas. Son regard, se posant partout à la fois, interrogeait chaque chose, les murs, le sol de terre battue, le pétrin,, la planche qui le couvrait, la toile jetée sur les- panetons, le bois cassé, deux vieilles savates,, une serviette, des paniers et l'escabeau boiteux, sur lequel, vers minuit, il s'asseyait parfoi» près du four pour y manger un bout de pain et de fromage. Une à une, il examinait ces chose» avec lesquelles il vivait toutes les nuits et les- retrouvait à leur place. Pourquoi n'y auraient- elles pas été? Personne que lui n'en prenait soin. Pourtant il les considérait d'un œil méfiant comme si, par leur distribution et l'aspect qu'elles ofïraient, elles eussent été capables de révéler à Léontine ce que celle-ci leur demandait. Léonliae, debout au milieu d'elles, les con— 56 l'homme traqué templait et ne pouvait plus avancer. Ses pieds semblaient rivés au sol; tout ce qu'elle voyait, qui l'entourait, entrait tumultueusement dans son cerveau pour y semer un grand désordre. Elle ne comprenait plus. Elle regar- dait. Sa soulFrance avait l'air de lui échapper. Ce n'était pas de la souffrance ; c'était un pêle-mêle de sensations et d'associations d'idées des moins précises; une sarabande invraisemblable d'images et de souvenirs ; une ronde extrava- gante... Sans doute c'était une cave que cet endroit. Là, était le pétrin mécanique; là, le foyer du four; là, le trou blême du soupirail et là, près d'elle, l'homme qui se trouvait d'habi- tude dans la cave quand elle venait chercher du pain. Puisque Lampieur se trouvait dans celte cave, qu'est-ce que Léontine y faisait? Elle n'avait point imaginé que Lampieur serait là. Sa présence dérangeait tout. Elle empêchait absolument Léontine de revenir en arrière, de communiquer avec elle-même, de se confronter avec elle-même, enfin de ressentir, dans toute l'horreur à quoi elle s'attendait, la sensation de découvrir une autre fois, mais en y péné- l'homme traqué 57 Irant, cette cave vide ainsi qu'elle l'avait vue, la nuit du crime, en y jetant ses sous. — Asseyez-vous, dit Lampieur. Il approcha l'escabeau et expliqua : — Près du four, on est mieux... c'est plus chaud... et puis on gène moins pour le travail. — Oui, oui, fit LcoDtine. Elle s'assit comme il l'y invitait, et le regarda mettre du bois dans le foyer, puis enlever sa veste et son maillot et retirer, par deux ou trois, des pains cuits sur sa pelle. — Ça va? s'informa-t-il, au bout d'un long moment. Léontine remua la tête. — De ce temps! ajouta Lampieur, ici, on est bien, — On est bien, répéta-t-elle. Une odeur chaude, appéLissante, imprégnait l'atmosphère. Odeur du bois sec qui brûlait, odeur du pain... Léontine la respira profon- dément. — C'est drôle, dit-elle ensuite... Ça me rap- pelle quand j'étais petite... les commissions... — Ah ! répondit distraitement Lampieur. 58 l'homme ubaquè îl se retourna. Quelque part, une horloge, égrena deux coups frêles dans la nuit. — Avec vos commissions, observa Lampieur, les autres ne sont pas venues... — Quelles autres ? — Mais... pour le paiu, murmura-t-il. Léontine regarda vers le soupirail. — Pourquoi, demanda-t-elle pensivement une longue minute plus tard, que vous les attendez ? — Moi? Elle posa les yeux sur lui. — Je ne les attends pas, affirma Lamj^ieur. C'est elles qui viennent et, naturellement, des lois que je suis là, elles ne viennent pas toujours. Il parlait lentement, en appuyant sur les mots, comme s'il eût, au fur et à mesure qu'il se servait d'eux, essayé de les rattraper. Mais il était troublé et les mots lui échappaient. Ils sortaient tout seuls de sa bouche. — Vous ne me croyez pas ? questionua- t-il. Léontine n'avait pas à répondre ; elle ne savait pas... elle ne savait plus. Pourquoi lui faisait-il une telle demande ? l'homme traqué 53^ — Bon. ..bon... grommela Lampieur, en ayant l'air (Je reprendre son travail... Seulement... Il n'aeheva pas la phrase qu'il allait pronon- cer et un silence compact, pesant, gros d'équi- voque et de malaise, le sépara de Léonline. l'homme traqué 6| VI Le leiîfl' ^'lain, chez Fouasse, à l'heure à la- quelle il (1 "sccndait d'habitude de sa chambre^ Lampieur lelrouva Léontine et l'impressioii qu'il en r;\iit ne fut pas celle à quoi il s'atten- dait... Il M é[)rouva nulle gène à revoir Léon- tine. Au contraire ; sa présence lui était presque aziéable et il y découvrit comme un apaisement, foutefois, que lui importait cette femme ! Ivainpieur n'aurait pas pu le dire : ce n'était pas cette femme qui comptait... on plutôt c'ilait elle, mais indirectem«;nt, car Lampieur se souvenait moins de Léontine que du repos (ju'il lui devait. Un repos bien étrange... (lui avait duré tout le jour... qui durait encore... Est-ce qu'il savait? La seule €2 l'homme traqué chose dont il avait conscience était qu'il se sentait plus sûr de lui maintenant grâce à cette femme qu'il connaissait et qu'il n'avait aucune raison de craindre. En effet, de sa place, Léontine regardait Lampieur et celui-ci se rendait compte qu'elle n'était dans ce bar que pour lin. Lampieur n'en demandait pas davantage. Il constatait son pouvoir sur cette fille. N'avait-il pas souhaite de la rencontrer chez Fouasse ? Cela lui enle- vait toute idée de retour sur soi-même et le changeait du soin qu'il semljlait prendre, jusqu'à présent, de se tourmenter et de multi- plier, comme à plaisir, les angoisses de sa peur et de son imagination. Etait-ce possible ? Un sentiment nouveau l'habitait... Une espèce d'allégresse imprévue, de détachement, de secrète délivrance... Lampieur pouvait à peine y croire. Pour la première fois, depuis son crime, chaque chose devenait simple et natu- relle. Il le voyait. Les personnes... les objets... Quel miracle avait donc transformé le chaos, dans lequel il s'était agité si longtemps, en une façon de petit univers paisible et ordonné? Un l'homme traqué 63 miracle, ■vraiment. Il n'avait pas ralln moins d'un miracle. Lampieur en était convaincu. A'vitour de lui, de pauvres hères, des filles, des buveurs taciturnes composaient l'ordinaire clientèle du débit. Ils entraient. Ils sortaient. Certains choisissaient, à l'écart, un endroit pour s'attabler devant un verre de vin et le vider. D'autres s'appuyaient au zinc et Lam- pieur, stupéfait, s'apercevait enfin qu'aucun de ses voisins ne s'occupait de lui. C'était pourtant les mêmes et lamentables épaves qu'on voyait, chaque soir, à l'approche de la nuit, se rassembler dans les bars des envi- rons des Halles pour s'y défendre du froid et de la pluie. Lampieur les avait si souvent cou- doyées qu'au milieu d'elles rien ne pouvait plus le choquer. Mais qu'avait-il imaginé de ces gens-là ? Il se méfiait d'eux. Il n'était pas tran- quille à leurs côtés... Quant aux femmes, la phrase de Fouasse à leur sujet n'était pas faite pour corriger Lampieur de sa façon de penser d'elles. Il n'oubliait pas cette phrase. Cepen- dant, l'allusion qu'elle contenait et qui se rapportait à Léontine, Lampieur ne l'entendait 64 l'homme traqué plus comme jadis... Pourquoi ? C'est que cette allusion grosse, au début, de mystérieuses menaces avait perdu tout son mystère et ne constituait plus véritablement une menace. Lampieur en aurait pu jurer. Qu'aurait fait Léontine? Elle ne savait rien de précis : elle ne pouvait rien dire. Lui-même ne s'était pas con- fié à cette fille. Au dernier moment, il avait ea la force de refouler ses paroles, de se dominer, de mettre, entre la malheureuse et lui, comme une barrière. Il se le rappelait fort bien. Puis Léontine était partie... Il l'avait accompagnée jusqu'à la porte du magasin et personne ne les avait vus. Ainsi vont les choses dans la vie sans que leur équilibre en soit troublé ni même, très longtemps, compromis. Lampieur obscurément le comprenait car si, de sa rencontre avec Léontine, il tirait l'impression de sa propre assurance, celle-ci ne s'exerçait qu'en raison d'un plus perfide échange. Mais, quoi! n'était- ce pas le prix de ces marchés bizarres I Lam- pieur n'avait pas à s'en occuper. L'essentiel était qu'il se trouvât comme isolé du mal dont l'homme traqué 65 ii avait soufïert et qu'il reprît à vivre un anxieux plaisir... Déjà, qu'il le voulût ou non, c'était presque un plaisir... Et il avait beau ne pas y être préparé, il en savourait l'impression et ne parvenait pas à s'en défendre. — Alors ? demanda M. Fouasse. Lampieur serra la main que lui tendait le débi- tant par-dessus le comptoir et avança son verre. — Attendez donc qu'on trincjue ensemble, dit M. Fouasse. Ils trinquèrent. Dans la rue, des lumières se croisaient et des silhouettes, qui allaient eu tout sens, se profdaient rapidement sur les carreaux du bar. Une buée grise, où des silloiis traçaient de longues raies d'eau, les 'recou- vraient. La même buée d'Immidité voilait l'uni- que glace, au cadre brun, de l'établissement. Sur lé sol, parmi les mégots et une molle épais- seur de sciure, des rigoles embourbées serpen- taient et lorsque, — par instants, — la porte du débit s'ouvrait, un courant d'air glacé courait entre les jambes en même temps que les bruits de la rue, de confus qu'ils étaient, devenaient sonores et tout retentissants. 66 l'homme traqué — Eh ! ia porte !.. la porte ! crièrent deux on trois hommes à la « mère tout le monde » qui retenait, au moment de sortir, un client sur le seuil. Lampieur se secoua. — Voulez-vous fermer cette porte ! intervint M. Fouasse. El, comme on lui obéissait : — Je voudrais voir, — émit-il simple- ment, — que je sois obligé de faire deux fois, chez moi, la même observation. — Bien jeté ! admira Lampieur. La veille encore cela lui eût été sans doute égal que la « mère tout le monde » se fût mon- trée docile aux ordres du débitant. Il n'y prê- tait pas attention. Mais, à présent, Lampieur s'intéressait aux moindres événements aux- quels il assistait et il y prenait part. — Ainsi, fit-il, tout marche droit. — C'est qu'il le faut I conclut M. Fouasse. Lampieur eut un ricanement. « C'est qu'il le faut, répéta-t-il pour sa propre satisfaction... il le faut.» Une «mère tout le monde» n'avait aucune raison de troubler l'ordre par ses ma- l'homme traqué 67 nières. C'était inadmissible. «L'ordre d'nhnrd» , songeait Lampieiir. Il entendait par là jue le plus faible dv)iL céder à qui lui dicte sa vol Muté. Autrement, rien n'avait plus de sens. (Com- ment aurait-il fait, par exemple, si Léontine s'était mise à lui résister? Heureusement Léontine ne lui résistait pas : elle était corn— mode à conduire. Elle s'effaçait. Elle se faisait, là-bas, toute petite, devant un verre auijuel elle n'avait pas touché... Lampieur lui en sut gré. Au moins, avec celte fdle, il n'aurait [)as d'en- nuis. Ce qu'elle pensait, ses soupçons, la mala- dive inquiétude qu'on pouvait lire dans sea regards, étaient sans importance. Ils finiraient, un jour, par s'altérer d'eux-mêmes et par se dissiper. Lampieur n'en doutait pas. D'ailleurs, à supposer que Léontine tentât d'aller plus loin dans le désir qu'elle avait d'en venir à de ter- ribles précisions, Lampieur était bien décidé à ne pas lui en fournir les moyens. Pour elle comme pour lui, tout valait mieux plutôt que cette curiosité malsaine dont il se rendait compte que Léontine était la proie. S'il en jugeait d'après les effets qu'il en avait ressentis^ €8 l'hommc traql'ê pareille curiosité ne faisait inutilement que xîompliquer les choses et les pousser hors des limites communes. Après cela, qu'attendre ? Lampieur en conservait un souvenir abomi- nable. — Eh bien ! murmura-t-il en fouillant dans ses poches pour y saisir son porte-monnaie... Il régla sa dépense. — C'est fini, se dit-il, d'être comme j'étais. Bonsoir, patron ! — A la revoj^ure ! répondit M. Fouasse. Dehors, Lampieur tourna l'angle de la rue des Prêcheurs. L'air, vif et plein d'odeurs marines qui montaient des ruisseaux, lui gonfla les poumons. Et il songeait : — Tout ça, c'est des hisloireSr.. l'homme traqué g9 VII Des histoires !... C'était, en effet, des histoires auxquelles Lampieur venait d'échapper. Mais Léontine avait quitté le bar après lui et elle le suivait sans qu'il s'en aperçût. Quand il péné- tra dans le restaurant où il dînait tous les soirs, elle le vit, n'osa pas pousser plus loin et atten- dit dehors si bien que Lampieur, lorsqu'il sortit, retrouva Léontine. — Ail ! fit-il, pris au dépourvu. Son premier mouvement, qu'il ne réprima point, le rejeta vivement en arrière et il en éprouva du mécontentement. Puis il seressaisil. . . A l'entour, les boutiques éclairées, les passants, les voitures formaient devant ses yeux une ara- besque animée d'ombres et de reflets. 70 I„ HOMME TRAOufe — Ça serait que vous m'espionnez ? demanda Lampicur. Du geste, il abaissa davantage sur les yeux l'épaisse visière de sa casquette, — Je ne vous espionne pas, répliqua Léontine. Lampieur regarda la rue, à droite, dans îa direction qu'il allait prendre ; il reguida Léontine €t, haussant les épaules: — Si c est pas malheureux! observa-t-il d'une Toix hargneuse. Léonline essaya de s'approcher de lui. — AlliCZ-vous-en ! cria Lampi(ur... Allez I ouste!... D'abord, est-ce que je vous eonuais? murmnra-t-il en se glissant le long des devan- tures. Je ne vous connais pas! Et, comme Léontine se taisait : — Faudrait voir à me laisser la paix mainte- nant, annonça-t-il, avant de se remettre en marelie. Or Lc'online accompagnait, de loin, Lampieur vers la boulangerie cl Lampicur ne pouvait pas l'en empêcher... Qu'aurail-il fait? Léonline ne le quittait pas des yeux. Quand elle le voyait «e retourner, elle était attirée davantage par l'homme traqué 71 ses gestes et rinquiétude qu'ils traliissaient. A la fin, Lampicur s'arrêta tout à fait et attendit. Que lui voulait cette fille? N'allait-elle pas se mettre à ne plus le lâcher d'une semelle? îl n'osait le penser. Cela le remplissait de haine et de détresse. — Bon Dieu ! grommela-t-il. Le long des bars, de vagues passants mon- taient et descendaient la rue. Des femmes à la porte d'un hôtel leur faisaient signe. Lampieur se détourna. Il vit, dans la perspective, des toi- tures profiler sur le ciel de sombres avancées d'oii s'élevaient les flèches jumelles de i'égliae Saint-Leu. — Pourquoi me suivez-vous? dit Lampieur quand Léontine fut à portée de l'entendre... Vous voulez me parler? Léontine inclina la tète. — Attention ! murmura-t-il alors entre les dents. Venez plus haut. — Oui y a les flics, observa-t-elle en jetant un coup d'œil rapide à deux agents postés près d'un débit. Il dépassèrent les agents. 72 l'homme traqué — Hier soir... commença Léontine. — Comment? — Ce n'est pas moi qui vous ai cherché, n'est-ce pas ? débita-t-clle tout d'une traite. — Je ne parle pas d'hier soir, riposta Lam- pieur. Je parle de maintenant et je ne comprends pas, maintenant, votre idée d'être après moi comme vous Tèles. — Ce n'est pas une idée, fit la malheu- reuse. — Si, dit Lampieur..., c'est une idée d'être après moi pour m'embèler, pour me faire du tort, des désagréments. Vous croyez que je ne l'ai pas senti? — C'est mal qnc j'ai, murmura Léontine. Lampieur se renfrogna. — Puisque j'ai mal, affirma-t-elle d'une voix sourde. Et il y a longtemps que ça me tient, allez ! Depuis des jours et des nuits... C'est là... ici, vous voyez? Elle toucha sa poitrine. — Dedans, expliqua-t-elle... Je ne peux pas m'cmpccher. Non, Je ne peux pas. C'est impos- sible. Ainsi, tout à l'heure, quand vous m'avez l'homme traqué 72 crié de ne pas vous suivre, est-ce que vous pensiez que je vous écouterais ? Lampieur leva un bras et le laissa retomber. — Voilà, fit Léontinc. On voudrait et on ne peut pas... Dites! c'est plus fort que vous... Ça vous pousse... Ça fait comme si on ne serait plus soi-même... Elle parut se recueillir, puis : — Est-ce que vous avez mal? demanda-t-elle. Lampieur ne répondit pas. Il pétrit un moment: le bord de sa casquette et s'arrêta. — Moi, n'.£st-ce pas? reprit Léontine, en s'ar- rêtant aussi, j'ai pas d'abord pensé à rien, la nuit, que je venais pour le pain... J'avais jeté la ficelle et mes sous .. — Bien sur, articula péniblement Lampieur, Je sais... Il examina, d'un air contraint et soupçonneux, les abords de l'endroit où il se trouvait et, tâchant à reprendre sur soi quelque assurance : — Je sais, dit-il encore. Cette nuit-là, j'étais couché dans le bûcher à côté du fournil et j'ai entendu que quelqu'un appelait... — J'ai appelé, reconnut Léontine. 74 l'homme TRAQUft — Puis vous êtes revenue ? — Je suis revenue. Lampieur eut un drôle de sourire. — Je suis revenue deux ou trois fois, pour- suivit Léontine et, chaque fois, j'ai appelé... Le sourire de Lampieur se crispa. Il souligna profondément un regard anxieux et l'expressioa fixe et sérieuse d'un immobile visage. — Mais, questionna Lampieur, quand vous -êtes revenue la dernière fois, vous m'avez vu? Est-ce qu'il y avait du monde dehors ? — J'étais seule, confia Léontine. — Et quand vous avez appelé? — Il n'y avait que moi, dit-elle. Elle ajouta : — Seulement le lendemain, dans les jour- naux, tout ce qu'on a raconté... — Je m'en fous des journaux, interrompit brutalement Lampieur... qu'est-ce que ça prouve ? Il éclata d'un rire forcé. — N'est-ce pas ? exposa-t-il ensuite en se remet- tant à marcher... moi, je ne les lis jamais, les journaux... je ne m'en occupe pas. Ce n'est pas L HOMME TRAQUE 7a mon affaire... Avec mon travail, je n'ai pas le temps... Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Léontine le tira par la manche. — Il ne faut pas vous mettre en colère, pro- nonça-telle craintivement. Lampicur la rabroua. — Des fois ! s'emporta-t-il... Oîi trouvez-vous cela? Parole ! j'en ai assez do tous ces Loni- menls. Si je vous écoutais, ça serait à devenir fou... Et tu ne le voudrais pas? fit-il avec ime sorte de raillerie amère pour se dégager du malaise qui Thabitait. A cet instant, rasant les murs et cherchant un refuge dans les bars, des fdles passèrent rapide- ment et des individus qui relevaient le col de leur imperméable. — La rafle 1 glapit une voix. On entendait courir sur les trottoirs. Des portes claquaient comme à l'approche d'uu 76 l'homme traqué biusque orage. Puis il y eut un moment de silence et les filles se jetèrent entre elles des appels angoissés. — Donnez-moi le bras, vite, vite... suppliî Léontine. Lampieur le lui tendit. Les agents des mœurs se hâtaient. A l'angle des rues, on les voyait opérer des barrages et rabattre devant eux leur misérable proie. De toutes parts, ils accouraient, formant la chaîne et se livrant à une besogne obscure. — Pourvu qu'on passe.. . pourvu qu'on passe. . . demandait Léontine. — Mais, naturellement, dit Lampieur. Il avança, domiant le bras à Léontine et la tirant presque après lui, dans la direction des agents. — Pardon, murmura- t-il et, déclinant ses noms et profession, il fouillait dans ses poches pour en extraire une pièce d'idcnlilé, quand le cordon d'agents, sur un aigre coup de sifflet, se porta en avant et livra un passage. — Maintenant, conclut Lampieur, dépèchons- nous. Ils n'auraient qu'à barrer la rue plus haut. l'homme traqué 77 — Oh !îà! là ! gémit Lcontine... Quel mcticr! — Quel rnélicr ! répéta Lampieur. Il pressa le pas et entraîna sa compagne, après la rue Tiquetonne, dans le passage du Grand-Cerf qu'ils franchirent sans échanger leurs impressions. Le passage conduisait à de nouvelles rues mais plus calmes et moins éclai- rées. Lampieur elLéontineles suivirent et, sans savoir où ils allaient, ils marchaient en silence ■et n'osaient pas se retourner. A la fin, ils gagnè- rent une buvette écartée où ils commandèreitt ouche d'une main lourde et tendit au garçon un billet de vingt sous. — Eh bien? appcla-t-il une fois dehors : Léontine I Elle répondit par un soupir si faillie qu'il répéta : Léontine! avant de la rejoindre le lon^ àfis façades grises d'où elle épiait son approche. Puis ils avancèrent, côte à côte, dans la rue, travailles par un sourd malaise qui les empè- diait de parler. -r- Va pas si vite, ordonna Lampieur... Léontine l'implora. — Dites! gémit-elle... vous n'allez pas me tourmenter encore... vous n'allez pas, exprès, l'homme traqué 83 encore me poser vos questions?. .. J'ai peur de vous, maintenant... Est-ce que je sais?... J'ai peur.. Pourquoi ètes-vous en colère après moi? — Je veux savoir, affirma-t-il. lastiuclivement, Lcontine s'abrita la figure nt leurs volets; des per- l'homme tP.AQuè 158 Siennes s'écartaient; des gens passaient contre la devanture ou, comme Lampieur, entraient et commandaient, debout, un café chaud qu'on leur apportait sur le zinc. Léontine appelait Lampieur. Il s'approchait, s'asseyait à côté d'elle et ils comprenaient, l'un et l'autre, au brus- que regard qu'ils se jetaient, combien ils éprou- vaient d'âpre satisfaction à se sentir unis... Ce seul regard leur suffisait. Puis Lampieur et Léontine faisaient signe au garçon qui les servaient ; ils partaient ensuite à petits pas, sans attirer sur eux l'attention de personne. — Viens-tu? disait Lampieur. Léontine s'empressait de le suivre et ils ren- traient ainsi rue des Prêcheurs, dans leur cham- bres, sous le toit, oîi ils n'avaient que la hâte de se coucher. ...Si Léontine l'avait voidu, c'est dans coite chambre qu'elle aurait attendu Lampieur au lieu de passer toutes les nuits dans le bar où elle se fatiguait et se laissait aller aux plus Î5S t^mum îu^tsà pénibîeâ appréheftsiona. Lempieur îe lui avait maintes fois proposé. Mais Léontine ne vou- lait pas. Là-bas, du moins, elle avait à ses yeux l'excuse de veiller sur Lampieur et de se ren- dre compte qu'il n'était menacé d'aucun dan- ger, tandis qu'ici que n'aurait-elle imaginé?... C'eût été pis encore. Elle y serait devenue folle; elle n'y aurait pas pu tenir. Parfois, près de Lampieur, dans cette chambre, elle se sen- tait si oppressée qu'elle éprouvait comme une envie obscure de tout quitter et de partir, droit devant elle, au hasard de Paris, dans les rues, et d'essayer d'y vivre une autre vie. Le pou- vait-elle? Aussitôt, la présence de Lampieur la rappelait à la réalité et lui faisait entendre qu'une telle envie, Lampieur, peut-être aussi, la partageait et qu'il en souffrait autant qu'elle... Pourquoi ne lui cédait-il pas?Léontino n'osait pas y penser. Elle n'eût plus rien été sans Lam- pieur, car il l'avait tirée hors de sa voie et pré- parée à de si curieuses destinées qu'elle redou- tait d'être incapable de reprendre, comme avant, son ancienne existence et d'en porter le poids. Ce poids était trop lourd pour elle. Il l'aurait l'homme traqué 157 écrasée... A peine si Léontine en soutenait la charge avec l'aide de Lampieur et en se raccro- chant à lui. Qu'il quittât simplement Léontine, qu'il s'en allât de son côté, cherchant ailleurs un repos dont il savait d'avance qu'il ne le ren- contrerait pas et c'en était fini pour elle... Léontine aurait tout perdu en même temps et, quoi qu'elle eût tenté, elle ne serait pas arri- vée à en prendre son parti. Heureusement, de pareils moments ne duraient pas longtemps et ils ne découvraient de si mornes perspectives aux yeux de Léon- tine que pour lui faire apprécier, plus forte- ment, les joies amères de son actuelle condi- tion. Après tout, Lampieur la sauvait d'elle- même... Il lui procurait l'illusion de n'être pas qu'une fille et -cette illusion avait son prix. Grâce au crime qu'il avait commis, la vie pre- nait un autre sens. Elle n'était pas qu'une suite de jours et de nuits, de plaisirs, d'actes séparés... Au contraire... A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, le crime de Lam- pieur gardait, pour lui comme pour la malheu- reuse, sa signification. Il leur était sans cessé 158 l'homme traqué présent à la mémoire; il les ramenait l'un à l'autre et ils avaient beau l'aire, ils avaient beau n'en point parler, c'était ce crime qui déci- dait de tout et s'imposait à eux. On s'en fut aisément convaincu chez Lam- pieur pour peu qu'on en eût pris la peine car, lui aussi, avait changé. Son humeur, ses façons devenaient excessives ; il n'en était plus maître. Il avait des moments terribles. Certains soirs, quand il se levait dans la chambre et s'habil- lait, une affreuse détresse se lisait dans ses yeux. Tout lui était égal... Il n'avait aucun goût à vivre. Son accablement devenait si pénible qu'on s'en apercevait. Puis, une espèce de rage s'emparait quelquefois de lui. Elle n'avait pas d'objet précis mais la moindre des choses la faisait éclater et Léontine la subissait sans se plaindre, tellement sa pitié pour Lampieur se réveillait alors et l'emplissait de soumission. Lampieur ne pouvait pas ne pas s'en rendre compte. Mais cela, justement, le mettait hors de lui et il s'acharnait d'autant plus après la malheureuse qu'elle ne lui tenait pas tète et n'c^vait pas l'air de lui en vouloir. l'homme traqué 159 C'était des scènes d'une violence inouïe au cours desquelles Lampieur criait à Léontine le dégoût qu'elle lui inspirait et lui reprochait âprement d'avoir changé sa vie. Léontine l'écou- tait. Ces injures ne l'atteignaient pas ni même, à deux ou trois reprises, les coups qu'il lui don- na pour l'obliger à répondre... Elle savait trop que ce n'était pas elle qui avait pu changer la vie de Lampieur. Et lui, ne le savait-il pas? C'était parce qu'il souffrait qu'il s'emportait ainsi. Léontine le comprenait... Elle ne rendait donc pas Lampieur responsable du mal qu'il lui faisait. Elle le lui pardonnait... et, en elle-même, la malheureuse se disait que c'était moins à elle qu'à lui qu'il cherchait à faire mal, à en juger par les instants affreux qui suivaient ces violences, terrassaient Lampieur et le plongeaient ensuite dans une stupeur où il ne se retrouvait pas. L'ilOM.Mi: TRAQUÉ 161 XV Il arriva qu'après une de ces scènes, Lampieur, pris de scrupules inattendus, fit à Léontine des excuses et que celle-ci ne retint pas ses lar- mes... — Mais ne pleure pas... voyons, ne pleure pas... dit Lampieur... Qu'est-ce que tu as? — C'est pas ma faute, murmura-t-elle. Lampieur eut un fléchissement. — Bien sûr, observa-t-il et, s'approchant de Léontine, il la considéra sérieusement avec un mélange de surprise et de compassion qui lui amollissait le cœur et lui prêtait à réfléchir. — Pourquoi pleures-tu? demanda-t-il, comme si la réponse de Léontine eût dû lui apporter une, singulière révélation. n ifô l'homme xraôuê Léontine secoua la tête. — Il y des moments qu'on ne sait plus, fit Lampieur... On ne peut pas se retenir... On est poussé... on est entraîné par les mots... On va trop loin. — Oh! répliqua, sans le regarder, Léontine, ce n'est pas pour ça que je pleure... — Alors? — C'est pour des autres choses, avoua-t-elle. Lampieur n'insista pas. — Oui, conclut-il d'une voix sourde. Une gêne inexprimable le saisit, car ces autres choses que Léontine venait brusquement d'évoquer, Lampieur ne cessait d'y penser et il ne voulait pas qu'elle s'en aperçut. C'était le soir. Par la lucarne ouverte, Lampieur voyait le ciel tout rosissant s'emplir d'un duvet de vapeurs calmes et délicates qui s'élevaient avec lenteur. Il demeura presque une minute à regarder en l'air puis il se secoua et, se tournant vers Léontine : — Quelles choses? qucstionna-t-il pénible- ment. Léontine tressaillit; l'homme O^RAQUâ 163 — Ben, reprit Lampieur en s'efforçant de déguiser, sous une fausse assurance, le senti- ment qu'il éprouvait... Raconte... Qu'est-ce que tu veux donc dire par là ? — Mon Dieu! l'arrêta Léontine. Lampieur continua. — Faudrait tout de même qu'on soye d'accord une fois... avec ces choses... et toutes tes façons d'en parler... T'y as pensé? — Je ne peux pas. — Oli! là, là... grommela Lampieur, je m'en doutais. Suffit que je veuille pour que tu ne veuillesplus. Mais c'est assez comme ça... J'en ai ma claque qu'on ait toujours à y revenir et que ça fasse des drames. Je ne peux plus le supporter... Et toi? Il posa sur l'épaule de Léontine sa large main et, simplement : — C'est encore ta sacrée idée, n'est-ce-pas? demanda-t-il. Lampieur n'attendit pas que Léontine lui répondit. Il retira sa main et, la laissant glis- ser pesamment contre lui : — T'as pas rai-oa, prononça-t-il d'un aii 164 l'homme traqué maussade, d'avoir contre moi cette idée. C'est à cause d'elle qu'on se fait du mal. Ne dis pas non... Depuis qu'on est ensemble, il y a tou- jours eu ton idée entre nous... Alors, qu'est-ce que tu veux? moi, j'ose pas m'en défendre parce que tu ne ferais qu'y croire encore plus et te méfier... Léontine l'écoutait parler sans l'interrompre et tous les mots qu'il lui disait n'arrivaient pas à la convaincre. C'était ceux qu'il lui avait dits, déjà, pour essayer de la persuader qu'il n'était pas coupable. Pourquoi mentait-il à nouveau? Pourquoi prenait-il tant de peine pour tenter de faire accroire le contraire de la vérité? Léon- tine savait que Lampieur avait commis le crime de la rue Saint-Denis. Il le lui avait presque avoué le soir oîi elle s'était évanouie... Bien plus, par ses manières, ses perpétuelles inquiétudes, son tourment, Lampieur n'avait fait, chaque jour, — aux yeux de Léontine, — que pousser plus loin ses aveux... Pensait-il qu'elle n'en avait rien conclu? Cela l'humi- liait... Elle n'était pas sotte à ce point. Voulait- il donc se moquer d'elle? La malheureuse se l'homme TRAQUê Î65 posa la question. Mais non, Lainpieur ne se moquait pas d'elle. Il parlait... il parlait tou- jours d'une voix confuse et altcréo parfois, rauque, enrouée et il avait dans l'altitude une g^aucherie sournoise d'homme qu'on accuse et qui s'applique en vain à se justifier. Léontine pourtant se taisait. C'était lui qui revenait sans cesse à cette idée et qui la com- battait sous toutes ses formes. L'argument qu'il prodiguait était que, la nuit même du crime, à l'heure où Léontine avait jeté ses sous et la ficelle, il dormait, — comme il en avait l'habitude, — dans le bûcher oii se trouvait sa couverture. N'était-ce pas une preuve? Qu'est- ce qu'une couverture aurait fait là, si Lampieur n'allait pas quelquefois s'y reposer?... Et puis il en avait assez de s'évertuer à fournir une telle preuve ! Est-ce qu'il avait à se reprocher quelque chose?... La police s'en serait sûrement mêlée. Lampieur n'avait pas peur de la police... Elle n'avait qu'à l'interroger. Il répondrait, mot pour mot, les mêmes phrases. D'ailleurs si, véritablement, Lampieur avait participé d'une façon quelconque au crime, des soupçons se Îê6 l'îîômmë îMOtJâ seraient portés sur lui. On l'aurait fait venir au commissariat- On lui aurait au moins demandé de fournir l'emploi de son temps lors de cette fameuse nuit. On l'aurait cuisiné. On l'aurait fait parler... Au lieu de cela, que se passait-il donc?... Lampieur vivait parfaitement tran- quille. On ne s'occupait de lui... Aucun soupçon ne l'effleurait... Léontine dirait-elle le con- traire ? — Ce n'est pas moi, fit celle-ci, les yeux baissés, qui dirais rien, allez! — Oh ! toi, jeta Lampieur, toi... toi !... même que tu parlerais... Léontine intervint : — Mais je n'ai pas à parler, fît-elle timide- ment. — Tais-toi, cria Lampieur. Il se mit à marcher dans la chambre à grands p.) 8, tout en grommelant des injures à l'adresse rc Léontine et en lui lançant par instants des 1 ^ards courroucés. Qu'avait-il? Léontine le suivait des yeux. Est-ce qu'il allait recommen- cer une autre scène? La malheureuse, coîlc fois^ n'aurait pas pu la supporter. Klle était à l'homme ÎRAQui ièi bout de courage et la pitié, qu'elle avait jus- qu'ici ressentie pour Lampieur, faisait place g un amer ressentiment. Non seulement Lampieur se conduisait avec elle comme il n'eût point osé le faire avec personne mais, encore, il se méfiait d'elle, il la traitait en ennemie... et il la repoussait. Léontine comprit qu'elle n'obtien- drait jamais de lui qu'il se comportât autrement vis-à-vis d'elle et elle ne sut que devenir. Même à présent, malgré la part qu'elle avait prise à la terrible angoisse de Lampieur, celui-ci n'en tenait pas compte. C'était en vain que Léontine s'était usée et dépensée à lui donner, par sa présence, un réconfort qu'il ne soupçonnait pas : elle restait étrangère à cet homme. S'il avait accepté qu'elle ne le quittât point, c'était parce qu'il en avait peur et qu'il craignait qu'elle n'attirât un jour l'attention des gens par des histoires qu'elle eût pu raconter. Lampieur avait beau affecter d'en rire et mettre au défi Léontine de dire ce qu'elle savait, il ne lui par- donnait pas de savoir... Dans de semblables conditions, la malheureuse se demandait quel but restait le sien. Elle n'en avait plus. Tout ce 158 l'homme traqué h quoi elle s'était employée s'émictlait, devenait inutile... tJn vide immense s'ouvrait devant ses pas... un désert... un abîme... Léontine en mesurait la profondeur et une horreur sans nom s'emparait d'elle et lui donnait comme le vertige. — Eh bieni fit alors Lampieur... t'as des visions? Il avait coiffé sa casquette et, sous les faux dehors d'une espèce d'ironie, sa lâcheté était si évidente que Léontine en fut frappée. — Oii allez-vous ? demanda-t-elle. Lampieur ouvrit la porte. — Tu vois, dit-il... Bonsoir, je descends. Et il partit précipitamment, sans proposer à Léontine de venir avec lui dîner, rue Saint- Denis, comme il le faisait tons les soirs. l'homme TRAOUâ \M XVI Léontine resta seule dans la chambre et, pour la première fois, depuis longtemps, elle ne j)ensa pas aussitôt à Lampieur ni au mal qu'il lui avait fait. Autour d'elle, une demi-obscurité se glissait dans la chambre et en brouillait tous les objets. Léontine ressentit un bien-être étonnant. Que lui faisait que Lampieur s'en fût allé?... Là-bas, dans les rues éclairées, dans le restaurant mé- diocre oii elle le vit assis à une petite table, elle estima qu'il devait déjà regretter d'être parti si vite. Cela certainement changeait ses habitudes... Irait-il ensuite au travail? Léon- tine n'en pouvait douter... Elle avait donc tout le loisir de prendre une décision que le départ de Lampieur rendait à présent nécessaire. La Î^O L^HOMME tRA^UÊ malheureuse y était décidée. Elle n'attendait plus rien d'un pareil homme. Sa grossièreté, sa séch( ress3 de cœur avaient eu raison de ses derniù] es résistances. Léontine ne le plaignait plus : elle éprouvait plutôt du mépris et de la rancune jour Lampieur et elle n'en souiTrait point. Le Lien être qu'elle avait ressenti tout à l'heure la gagnait, jusqu'au fond d'elle-même. Quelle délivrance, quel repos l'absorbaient ! Elle ne savait encore y croire et, cependant, elle comprenait, elle constatait qu'après tant de fatigues et de tourments, il lui était permis de se détendre et de goûter aux calmes délices d'un absolu détachement... La nuit descendait, une nuit pure, fondante, molle et, — comme dégrafée, une écharpe glisse et tombe, — elle entourait Léontine et la péné- trait de douceur. Peut-être était-ce la première nuit de printemps... Elle en avait déjà la force égale et tendre sur Léontine qui s'étonnait de l'accueillir sans larmes ni dégoût... Pourtant, par une nuit si différente des autres, Lampieur devait avoir quitté le restaurant. Quelles idées l'agitaient? Quels sentiments obscurs?... Léon- L^HOMME tRAQuè \^1 Une essaya de les associer aux siens. Elle évo- qua la rue, ses lumières, ses passants, ses bou- tiques, ses façades uniformes. Est-ce que Lara- picur, qui remontait cette rue en ce moment, ne sentait pas qu'autour de lui l'air était plus léger? Elle l'eût presque souhaité. Mais non, pour un homme aussi rude, rien ne comptait d'abord que sa sécurité et son isolement. Il se moquait du reste ; il n'y était même pas sen- sible .. D'ailleurs, en admettant que Lampicur fût à demi touché par la mystérieuse présence de cette nuit, il s'en serait à coup sûr défendu comme d'une tentation soudaine et déplacée. En effet, Lampieur qui se rendait à la bou- langerie trouvait à toutes choses un charme inexplicable. Oii qu'il portât les yeux, il ne voyait qu'un spectacle insolite. Les lumières des bistros brillaient avec éclat; elles répan- daient dehors un feu si dense et si profond qu'on était attiré par lui. Des portes restaient ouvertes. Sur les murs recouverts d'affiches, la lueur jaune des réverbères animait les couleurs, les lettres, les dessins des réclames. Enfin, il paralysait à Lampieur que, sous ses pieds, les 172 l'homme TRÂQUè trottoirs eussent comme une espèce d'élastique tassement à mesure qu'il marchait. Lampieur se laissait prendre au jeu de si neuves découvertes. Elles venaient à son secours ; elles lui étaient aimables à savourer et il dédui- sait de l'heureuse influence, qu'elles avaient sur lui, qu'il avait eu raison de rompre avec Léontine et de ne plus s'en soucier. Pourtant, si Lampieur se mettait à penser à Léontine, tout son plaisir cessait: il se mélangeait d'inquiétude et de sournoise irritation. Gela n'était point naturel. Lampieur se ressaisit. Il opposa direc- tement à ce confus plaisir dont il ressentait les effets, l'image de Léontine et son irritation devint plus forte ; elle le domina : elle l'emplit d'amertume et Lampieur bientôt n'eut que cette image devant lui et il ne s'occupa que d'elle tandis que, remontant la rue, rien de ce qu'il voyait ne l'intéressait plus... C'est alors que, là-haut, dans la chambre, Léontine qui avait décidé de quitter Lampieur et d'essayer de vivre comme elle le pourrait, se dit qu'il était temps de s'en aller et n'en trouva pas l'énergie... Durantplus d'une grande heure, l'homme traqué 173 elle se reprocha sa faiblesse... L'idée que Lampieiir, au petit jour, reviendrait seul dans cette chambre, qu'il se coucherait dans ce lit et s'y éveillerait le lendemain, l'attendrissait. Léontine ne pouvait supporter cette idée. Elle avait beau tenter de s'y habituer, elle avait beau vouloir partir, elle dut faire un effort immense avant de se lever, de se diriger vers la porte, de l'ouvrir... Là, elle faillit manquer tout à fait de courage. Mais, tout de môme, la porte était ouverte et Léontine n'eut qu'à la tirer derrière elle et elle se crut sauvée... Sauvée de qui ?... Au milieu des passants, Léontine y pensa. Elle n'était pas sauvée de Lampicur. Quelle pitié! Jamais plus qu'à présent, il n'avait exercé sur elle de sombre fascination. Ah! il la tenait bien... Il était fort... Même à distance, le noir pouvoir qui émanait de lui conservait sa malsaine attirance. Léontine n'y échapperait pas... D'ailleurs, avait- elle eu vraiment la volonté de se séparer de Lampieur? Si réel qu'eût été son désir, il l'abandonnait à présent ; il cessait de la soutenir et la pauvre fdle comprenait qu'elle était impuissante à ne pas obéir à son destin. t'îîOMMË TnAQUÈ J7Ô XVII Cette soirée devait être pour Lcontine une des plus équivoques et des plus tourmentées de sa vie. Elle en passa la première moitié chez Fouasse, parmi les filles qu'elle connaissait, en attendant Lampieur. Mais celui-ci ne vint point. Léontine, vers minuit, remonta donc la rue Saint-Denis et commença d'errer autour de la boulangerie, Une lumière sortait du soupirail. Elle rassura Léontine qui, à plusieurs reprises, passa devant sans s'arrêter et vit ainsi Lampieur en bas, dans le fournil. Une heure sonna. Léontine poursuivit sa route, descendit, changea de trottoir; la rue déserte béait au ciel. Quel- quefois un passant se hâtait dans la direction des Halles. Il gagnait l'angle d'une des voies 176 l'homme traqué transversales et découpait sur des lumières une silhouette active, tournait, disparaissait. D'autres se dirigeaient en sens inverse. Puis d'immobiles prostituées sortaient de l'ombre et accostaient les hommes. Léontine les voyait de loin, avec une extrême précision, aller, venir, s'effacer, reparaître. Elle distinguait aussi, dans la pers- pective de la rne, deux agents qui, devant un débit, se promenaient à pas très lents et, à peu près à leur hauteur, un taxi arrêté à la porte d'un hôtel. Ce taxi, les agents, les cinq ou six prostituées et, par instants, un passant de hasard, ne trou- blaient guère, comme ils étaient échelonnés, l'atmosphère endormie de la rue... Au con- traire, par leur silencieuse et anodine présence, ils ajoutaient à son caractère d'assoupissement et de stagnante tranquillité. Léontine en fit la remarque. Elle-même, dans le chemin qu'elle parcourait, avançait doucement, sans bruit, comme ces gens qu'elle suivait là-bas des yeux, et elle goûtait une impression baroque et décou- sue. A l'en tour, les façades, appuyant sur le ciel, hissaient vers lui leurs étages pleins de l'homme traqué \^ î nuit. Dans des impasses, tout reposait. Léontinc s'en apercevait et, continuant de marcher, elle était surprise de découvrir, oîi son attention se portait, le même calme uniformément répandu. Elle n'en avait pas encore, comme ce soir, ressenti la mollesse ni éprouvé l'épais et bien- faisant enveloppement. C'était pour elle une sensation presque voluptueuse dans la détresse oîi elle vivait; c'était comme une complicité. La malheureuse y reprit quelque espoir. Elle cons- tatait une fois de plus qu'aucun danger ne menaçait Lampieur et, l'habitude aidant, elle oubliait la scène qu'il venait de lui faire pour imaginer qu'au matin il la rejoindrait, dans le bar, où il l'allait régulièrement chercher, avant de regagner sa chambre. Devant ce bar, Léontinc s'arrêta mais il n'ouvrait, selon les règlements, qu'entre trois et quatre heures du matin et Léontine n'en consi- déra pas longtemps la devanture fermée. Elle poursuivit sa route et, regardant, du côté où elle se trouvait, l'autre côté de la rue, elle reccnnut l'entrée de la maison où Lamineur 178 l'homme traqué avait commis le crime. D'ordinaire, quand elle passait en face de cette maison, Léonline ne s'attardait pas à en examiner la banale appa- rence. Elle détournait la tète et, pressant le pas, se dépêchait d'avancer. La simple vue de cette maison lui inspirait toujours mi insurmontable dégoût. Elle lui faisait peur... Pourtant ce n'était qu'une maison comme les autres, médiocre, d'aspect vieillot. Son entrée, dont la porte brune ne restait plus entre-bàillée depuis l'assassinat, n'attirait en rien l'attention. Le Jour, on distinguait, dans un long corridor, la pente brillante des murs, les marches tassées d'un escalier, les carreaux d'une loge. Léontine se rappelait certains détails : ils n'avaient pas de caractère. Seulement, dès que la porte, le soir, était poussée, tout semblait funèbre de cette maison. Ses volets clos, sa masse inerte lui prêtaient comme un air étrange. Est-ce que personne ne s'en aper- cevait? Est-ce que Lampieur, qui, — durant plu s d'un mois n'osait jamais passer devant, — ne trouvait pas que cette maison était désagréable à voir ? Plusieurs fois, en longeant la façade, l'homme TRAQUê 179 il n'avait pu réprimer un brusque tressaillement et cela n'avait pas étonné Léontine qui éprou- v^ait en même temps une horreur instinctive. Cependant que personne, en dehors d'eux, n'eût découvert qu'une telle maison paraissait, comme on dit, attendre quelque chose, effrayait Léon- tine, car elle se demandait alors si cette chose l'intéressait pas qu'eux et ne prenait pas lente- ment sur leur esprit une force inexprimable. ... Ce n'était pas le premier soir que Léon- tine se posait une question si saugrenue et qu'elle la laissait sans réponse... Mais cette nuit, par un effet déconcertant, Léontine ne parvenait pas à se dégager d'une foule de vagues pressentiments. Elle s'ai)andoanail à eux, arrêtée devant la maison du crime et. la fouillant du regard, elle s'ap[>iiquail à tàci.cr d'en surprendre le redoutable secret. Qui l'y poussait? Elle n'aurait pas su le dire... En outre, la malheureuse se rendait comple m Ta demeurer ainsi figée dans sa contemji[;iii .1. elle courait le risque d'être surprise et d'éveiller, sans le vouloir, autour d'elle, des soupçons. Par exemple quelqu'un n'élait-il pas caibus- 18Ô l'homme traqué que derrière un des volets fermés de cette maison? Il n'y avait là rien de vraimenl impossible... Léontine se sentit glacée pai une idée si naturelle. Elle s'affola... Elle des- cendit de quelques pas la rue et, singuliè- rement impressionnée par l'idée qu'elle venail d'avoir, surveilla tous ses gestes et se retouiiii plusieurs fois. Or, nulle part, dans aucun des deux scuî d'où Ton découvrait l'étendue de la rue, Léon- tine ne remarqua rien d'anormal. Le taxin'avai pas bougé de place. Des gens, lointainement allaient toujours, de temps à autre, et le! prostituées les assaillaient, sans se lasser, d( la même et discrète manière dont elles accom- pagnent la promesse du plaisir. Léontine lei revit à l'endroit où elles se trouvaient tout l l'heure; elle revit le taxi... Seuls, derrière, lei agents avaient disparu. — Bah! songea Léontine... je me monlc ' tète avec ces machins-là... Quant à la ch. qu'un flic reste toutes les nuits à espionmi |t:i la fenêtre les passants qui connaissent la maij son... Oh! là! là!... quelle santé! l'homme traqué 181 Cependant, ne se sentant pas à son aise, Léontine se dirigea vers les Halles pour corriger, par le spectacle de leur bruyante animation, l'impression pénible qu'elle avait éprouvée et qu'elle avait du mal à dissiper. Là, dans le brouhaha des voitures et raffairemcnt des équipes, elle se trouva moins anxieuse. Ces hommes, qui alignaient soigneusement sur les trottoirs des caisses ou des paniers, lui occu- paient les yeux. Elle les regarda. Puis son atten- tion se fixa sur les pavillons de la bouche- rie, à droite, où des individus, ployant sous d'énormes quartiers de viande, les portaient des voitures à des crocs et les y suspendaient. Une odeur fade, écœurante, imprégnait l'air. Ailleurs, dans des renfoncements, des mar- chands de saucisses, de frites et de lard distri- buaient à leurs clients des portions à vingt sous. On faisait queue devant leurs étalages comme devant celui d'une vieille femme qui emplissait de soupe la gamelle que chacun, à son tour, lui tendait. Léontine dépassa tous ces gens qui mangeaient. Elle n'avait pas faim. Pîir moments, glissant sur d'infàqaes détritus, 182 l'homme traqué elle prenait garde à mieux poser le pied. Ici l'on déchargeait de très hauts tombereaux de choux; là, des salades; plus loin, d'autres légumes. Une senteur de terre et d'eau, fraîche, abondante, s'échappait des voitures. Elle évo- quait soudain des coins de potagers aux plates- bandes bien arrosées, comme il en est aux environs des villes, et Léontine se rappela des impressions de dimanche, en banlieue, quand elle allait voir son enfant et faire, en l'aidant à marcher, un tour dans le jardin... Alors, elle était presque heureuse. Sa vie avait un sens... Elle se bornait à amasser, chaque semaine, la pension du petit, à lui acheter des jouets, des vêtements, du linge, des gâteries.. Dieu! que la malheureuse mettait d'amour dans ces soins, qu'elle en ressentait d'inlime plaisir et d'atten- drissement! Puis l'enfant était mort... On l'avait enterré, là-bas, dans la campagne et Léontine, aux senteurs fortes qu'elle respirait, leur trouvait à présent comme l'arrière-goût d'un souvenir aflVeux qui lui rémettait en mé- moire la fosse étroite où reposait son fils. Elle revécut, par la pensée, tout son chagrin. Elle l'homme traquô 183 le ressuscita d'entre mille sensations, au point de retrouver jusqu'au travers de lui, la matinée grise et pluvieuse de mai qu'il avait fait le jour du pauvre enterrement, dans ce pays où per- sonne ne la connaissait. Oui, c'était bien la même odeur de terre fraîchement remuée dont Léontine s'était gorgée avec ses larmes. Elle ne l'avait pas oubliée : c'était une odeur de jardin, presque agréable à savourer, presque compatissante. Quelle étrangeté! Et il n'avait été besoin que d'elle, cette nuit, dans un endroit si peu propice à ce lugubre retour sur soi, pour que Léontine apportât à souffrir un excessif empressement. Tout vraiment l'y portait. Sa rupture avec Lampieur, sa lâcheté vis-à-vis de lui, ses imagi- nations, ses terreurs... Pouvait-elle le nier? De si pénibles circonstances avaient agi sur Léon- tine. Elles avaient préparé la voie aux pires détresses et disposé si bien la malheureuse à se faire mal soi-même qu'elle y puisait une sorte de douloureuse satisfaction. Au moins tant de tourments et d'épreuves dépassaient la mesure. Léonîiac en comptait le nombre : il lui semblait 184 l'homme traqué qu'elle n'en pourrait jamais endurer davantage, et cela, peu à peu, lui laissait espérer dans la clémence du sort et lui donnait à croire qu'une existence moins sombre la consolerait de celle-ci. — Hé, la môme, fit entendre derrière elle une voix d'homme. Léonline déguerpit. — Ben, qu'est-ce qu'arrive! observa simple- ment la voix. C'était celle d'un ivrogne qui, témoignant à Léontine sa sympathie, avait pensé qu'on l'écouterait et l'aiderait, peut-être, à ne pas rentrer seul. — Gomme tu voudras, dit-il alors avec une parfaite dignité. Déjà Léontine était loin. Elle traversait les Halles et, prenant la rue Turbigo, se hâtait de gagner les environs de la boulangerie et d'en surveiller les abords. A sa douleur de tout à l'heure, succédait un étrange besoin de se rapprocher de Lampieur. Lui seul, en ce mo- ment, comptait pour elle. Elle excusait ses torts. Elle était attirée vers lui... Dans le sta- l'homme traqué 183 lionnement des voitures, l'encombrement de la chaussée, nettement, Léontine perçut le coup de la demie de deux heures. Elle se pressa, tourna l'angle de la rue Saint-Denis... Mais, comme elle arrivait à la hauteur du soupirail d'où la lumière perçait, elle vit, un peu plus loin, debout et immobile, un homme qui regardait l'entrée d'une maison et elle reconnut Lam- pieur. L'HOMittie: rttAgoâ 187 xvin — Ben quoi? répondit-îl à Loonline... C'est encore toîî — Il faut vous en aller d'ici, ordonna-t-ello d'une voix confuse et altérée. — Comment? fit Lampieur. Il n'avait pas l'air de comprendre. Cependant il suivit Léonline et se laissa conduire le long des façades mornes qui bordaient le trottoir. — Toi!... toi! se bornait-il à répéter tout en marcliant. Tu es revenue... Ab! ah! tu es revenue... — Qu'est-ce que vous faisiez là? questionna Léontine. Lampieur eut une espèce de sombre jubila- tion. 188 l'homme traqué — C'est mes affaires, dit-il ensuite. Il ajouta : — Je suis libre, n'est-ce pas? d'aller où ça me plaît? — Venez. . . venez encore, le supplia Léontine. Elle l'entraîna dans une rue voisine en le tirant quelquefois par le bras et en lui assurant qu'elle avait à l'instruire d'un fait très impor- tant et qui le concernait. Lampieur alors atta- cliait sur la malheureuse un regard intrigué et il hochait la tète; néanmoins, il accompagnait Léontine et celle-ci n'en demandait pas davan- tage. Quand ils furent dans cette rue, Lampieur s'arrêta. — Enfin, commença-t-il, qu'est-ce que c'est donc toute cette histoire? Qu'est-ce que ça sij,niilie? — Il y avait quelqu'un qui espionnait, confia Léontine. — Quelqu'un? — Oui, quelqu'un, affirma-t-elle, de derrière les volets... Lampieur se recueillit. l'homme traqué 189 — Eh! grogna-t-il. Tu en es sûre? Il parut s'éveiller d'une pesante torpeur et son visage prit une expression fuyante et angoissée qui émut Léontine et la rendit aussi- tôt à son zèle. — C'était couru, murmurait à présent Lam- pieur. Bien sur. Me voilà bon. Léontine proposa : — On quitterait le quartier... — Qu'est-ce que tu dis? — Je dis, reprit-elle humblement, qu'il vau- drait mieux ne plus rester ici... Vous ne croyez pas? — Savoir, répliqua Lampieur. Où irait-on? — On partirait... — Non, émit-il. Je ne veux pas partir d'ici... Ailleurs, ça serait le même tabac... Tu penses que ça ne changerait rien... — Pourtant... — Non... et non, s'entêta Lampieur. D'aboni iur que tu sois certaine qu'il y avait quelqu'un derrière les volets, il faut que tu l'aies vu... Réponds... Si tu l'as vu, pourquoi ne m'en as-tu pas averti?... 190 l'homme traqué — C'est tout à l'heure, expliqua Léontine... Je m'étais arrêtée... — Devant la maison? — Oui, dut-elle avouer. Lampieur se balança sur ses jambes et, fixant Léontine dans les yeux, il se tut et respira profondément. — On ne peut pas rester comme ça, balbutia la malheureuse . Elle s'approcha de Lampieur. — Derrière lesquelles persiennes ? s'inf orma- t-il. — Celles du premier étage... — Les vaches ! conclut Lampieur. Il sembla prendre une soudaine détermina- tion et cessa de se balancer pour examiner at- tentivement, dans le regard de Léontine, les sentiments qui s'y lisaient. Celle-ci, détournant la tête, se déroba à l'examen dont elle était l'objet et s'accrochant à Lampieur : — Je ne mens pas, débila-t-elle avec effort... Oh! venez. Écoutez-moi. L'homme qui attend là-bas, dans la maison, doit avoir maintenant son idée. Il vous dénoncera... l'homme traqué 191 — Quelle idée? — Mais que c'est vous, dit Léontine. Lampieur eut un frisson. — Venez ! însista-t-elle. Elle essaya plus étroitement de s'attacher à lui, de Tempècher de la quitter. Ce fut en vain. Lampieur d'un mouvement se rendit libre et fit très vite deux ou trois pas avant de chanceler et de se retenir au mur. Léontine s'empressait. — Allez... ouste! fous-moi la paix, lui jeta- t-il. J'irai tout seul... — Appuyez-vous, offrit la malheureuse. Il la considéra sévèrement. — Mais... toi? questionaa-t-il avec l'envie de l'offenser. — J'irai aussi, murmura-l-elle. Soutenant Lampieur, Léontine se retrouva bientôt dans la rue Saint-Denis et elle ne savait point ce qu'elle faisait. Lampieur non plus... Il était blême. Mais il ne cessait pas de dire tandis que Léontine Taidait à avancer : — J'irai... J'irai... Oîi voulait-il aller? Elle n'osait lui poser la 192 l'homme traqué question de peur de l'irriler davantage et. ce- pendant, elle redoutait que, par une sorte de hantise de son crime, Lampieur ne projetât de s'arrêter devant la maison où il l'avait comiiùs. S'il nourrissait une intention pareille qu'ad- viendrait-il? Léontine était sûre, maintenant, qu'il y avait quelqu'un dans la maison et qu'il était trop tard pour échapper à son invisible surveillance. Déjà n'avait-elle pas, sans le vou- loir, donné l'éveil à un premier soupçon? Elle se reprocha son imprudence et n'espéra pas de pouvoir la rattraper. Le seul moyen était de fuir. Pourquoi Lampieur répugnait-il à se plier à cette nécessité ?Léontine ne comprenait pas... D'autre part, pouvait-elle abandonner Lampieur et ne pas essayer, une dernière fois, de l'as- sister dans son égarement? Il paraissait ne plus avoir notion de rien. Il gémissait ; il répé- tait les mêmes paroles. — Mais oui, fit Léontine... cahnez-vous. — Avance, dit Lampieur. Il accompagna, tout à coup, d'un geste incohérent une phrase plus qu'inintelligible et, dirigeant autour de lui un regard insensé, l'homme traqué 193 il se mit à trembler et à claquer des dents. — Il faut rentrer, conseilla Léontine. Lampieur lui fit signe de se taire. — Non, non, le brusqua-telle, je préviendrai plutôt à la boulangerie que vous n'avez pas pu rester. Laissez-moi vous conduire... Est-ce que ça vous ennuie? Ils s'immobilisèrent un court instant l'un devant l'autre, sans prononcer une seule pa- role et Lampieur ne parvenant point à s'em- pêcher de trembler... Dans la rue, où des débits ouvraient, des passants plus nombreux che- minaient et des filles qui remontaient des Halles, à deux ou trois, et allaient se coucher. Elles ne s'occupaient plus des hommes à cette heure. Elles étaient comme des bêtes qui rega- gnent leur gîte et sentent flotter, dans le har- nais, les guides molles et détendues. Léontine, qui avait ressemblé à ces tilles, les envia. Elle se souvint de ce moment si spécial, du rayon- nement qu'il avait, de son éparse griserie... Hélas! il ne restait à Léontine de tout cela qu'un souvenir mélangé d'amertume et d'iiui- 13 194 l'homme traqué tiles regrets. Etait-ce de sa faute? C'était sur- tout de la faute à Lampieur. Sans lui, sans la fascination qu'il avait exercée sur Léontine, celle-ci n'aurait pas eu l'idée de changer d'exis- tence ou plutôt de s'imaginer qu'il est besoin de s'élever et de se racheter. A quoi l'avait con- duite une idée de ce genre? Léontine pouvait le constater et elle en ressentait une accablante tristesse... — Allons, murmura-t-elle enfin, sans con- viction, est-ce qu'on s'en va? Lampieur lui prit le bras et, entraînant la malheureuse, tout en se retenant à elle, il la fit rebrousser chemin pour opérer un long détour qui leur permit de ne pas être vus de l'homme qui attendait là-bas, dans la maison, ainsi qu'ils le croyaient. l'homme traqué 19Ô XIX Cet homme devint, durant un temps, leur unique préoccupation et ils ne vécurent plus sans penser constamment à lui et le trouver partout. La terreur qu'il leur inspirait était intolérable. Lampieur en perdit le sommeil. Tout le jour, dans sa chambre, il restait éveillé, tapi entre les draps et fixant d'un œil morne la poignée de la porte. Il lui semblait parfois que, de dehors, une main était posée dessus, qu'elle allait tourner cette poignée. Lampieur fermait les yeux... Une étrange sensation cou- vait en lui comme une houle. Puis il se disait, pour oser de nouveau regarder vers la porte, qu'elle était close à double tour de clef et que la clef était dans la serrure. Cette certitude ne 196 l'homme traqué le rassurait qu'à demi. Il avait peur. Il suait de peur dans son lit et Léontine, qui ne dormait pas plus que Lampieur, se sentait, elle aussi, saisie par une horreur qui la glaçait et la péné- trait jusqu'aux os. Cependant, plusieurs jours s'écoulèrent de la sorte sans que rien se produisît. Lampieur avait repris son travail. Léontine l'y accompa- gnait, mais elle n'avait pas le courage ensuite de se promener dans les rues comme avant, ni d'aller dans le bar oii Lampieur la rejoignait. Entre ce bar et la boulangerie, la terrible mai- son se dressait. Léontine descendait alors vers les Halles. Elle y retrouvait ses compagnes et, se mêlant à elles, la malheureuse en était ranimée. Chez Fouasse, où elles allaient en- semble, Léontine leur offrait à boire ; elle ré- pondait à leurs questions ; elle leur parlait pour s'étourdir. Cela lui était agréable. Cela la chan- geait de Lampieur et des affreux moments qu'elle vivait avec lui... Puis Lampieur surve- nait. Il s'asseyait à la table de Léontine et les filles — après avoir choqué leurs verres contre le sien — s'éclipsaient et les laisstdent seuls. L*HOMME TRAQUÉ 197 — A tout à l'heure! leur criait Léontine. M. Fouasse s'approchait : — Eh bien! demandait-il à Lampieur qu'il s'étonnait depuis pas mal de temps de voir si soucieux... Ça ne va pas? Ce dernier haussait les épaules. — Bah ! reprenait le débitant, faut pas s'en faire, M'sieur François... — Oui, oui, grognait Lampieur. Et Léontine, gênée, entre ces deux hommes qui restaient en présence l'un de l'autre, sans plus trouver rien à se dire, souriait machinale- ment d'un air timide et résigné. Elle avait à présent de la peine à supporter Lampieur et à partager ses angoisses ; elles lui étaient par trop pénibles et lui donnaient trop à souffrir... En outre, Lampieur devenait si bizarre que Léontine ne le suivait plus jusqu'au bout dans ses incohérences. Qu'avait-il à se tor- turer? Il aurait dû plutôt reprendre le dessus... Mais non. Cela lui était interdit. Au lieu de se sentir, plus les jours s'écoulaient, délivré de la crainte d'avoir manqué d'être pris dans un piège, il ne faisait qu'imaginer, partout, de 1§S t'îlOMMS TRAÔÙÉ • nouveaux pièges préparés à son intention. Il s'en ouvrait à Léontine. Il lui en faisait part et, à certains moments, poussé par un impérieux besoin de rencontrer en elle une confidente, il lui parlait du crime et en venait à des allusions si directes qu'elles l'emplissaient d'une fièvre sombre et jetaient Léontine dans de nouvelles appréhensions. En vain, la malheureuse tâchait à détourner Lampieur du goût qu'il semblait prendre à lui faire le récit du crime. 11 en était obsédé. Il en fouillait le détail. Léontine ne l'écoutait pas. Elle se rappelait le temps où Lampieur gardait pour lui son noir secret et n'entendait le livrer à personne. Pourquoi éprouvait-il maintenant du plaisir à mêler Léontine à toute cette morne histoire?... Elle n'en était plus curieuse. Plus Lampieur se confiait à Léontine, plus celle-ci se détachait de lui et lui témoignait de froMe hostilité. Lampieur ne s'en apercevait pas. Il croyait, au contraire, qu'il dominait Léontine, en agissant ainsi et s'en faisait une alliée] intime et éprouvée. N'avait-elle pas été, dès lej début, attirée par le crime? Lampieur ne voyait] L*HOMMË TîlAQUâ î§0 pas plus loin. Son égoïsme lui rendait Léontine nécessaire, et c'était à lui qu'il cédait en môme temps qu'aux effrayantes délices qu'il tirait de ses souvenirs. l'homme traqué 20] XX Léontine ne s'y trompait pas. Elle se fit donc une image très précise de la situation qu'elle connaîtrait près de Lampieur si elle continuait de vivre à ses côtés et d'accepter d'user dans le tourment les forces qui lui restaient. Que Lampieur, tant qu'elle l'avait pour ainsi dire méconnu, se fût comporté durement envers elle, Léontine le lui pardonnait. Elle n'avait qu'à s'en prendre à ses propres illusions. Mais, à présent, il en allait tout autrement. La lâcheté d'un pareil homme était trop évi- dente. Elle s'étalait avec une si grande com- plaisance qu'on ne pouvait pas ne pas s'en apercevoir ni n'en pas éprouver de dégoût. A ce dégoût, pour Léontine, s'ajoutait un obscur ressentiment. Que lui faisait que Lampieur ÎQâ t'îtOMMË î-ftAQUé s'accusât, par moments, devant elle, d'être l'auteur d'un crime? Il ne lui apprenait rien de nouveau. Pensait-il l'attendrir? Il était maintenant trop tard. Quant à trouver dans ces révélations une sorte d'épouvante et de méticuleuse horreur, Léontine ne le voulait plus. Elle en avait assez. Les regrets qu'elle avait ressentis, l'autre nuit, à la vue des cinq ou six filles qui remontaient des Halles, la tra- vaillaient. Elle songeait au temps où, comme ces filles, elle remontait la même rue, avec insouciance. Où était ce temps-là? Léontine se le demandait... Reviendrait-il? Elle soupi- rait après lui. Au moins, ces malheureuses — malgré la servitude oîi elles passaient les nuits — étaient libres ensuite. Léontine com- parait à la leur son existence gâchée. Quels contrastes! quelles déceptions! Etait-ce pos- sible? Il avait, à coup sûr, fallu que Léontine eût perdu la raison pour accepter de vivre comme eUe vivait avec Lampieur quand elle aurait pu demeurer ce qu'elle était et ne rien souhaiter qui l'en changeât. Maintenant, seu- lement, la pauvre fille se rendait compte du l'homme ÎRAQUê ^Oâ faux calcul qu'elle avait fait. Elle le constatait amèrement et son unique désir était d'oublier ses erreurs et de retourner, au plus vite, à son ancienne condition. Elle y apporta des intentions si nettes que Lampieur le remarqua. — Qu'est-ce que tu as? s'informa-t-il d'abord auprès de Léontine. Mais celle-ci ne lui répondait pas. Elle se murait dans un mutisme épais, le regardait, baissait la tête. — Y a quelque chose, observait Lampieur. Bientôt, Léontine refusant de l'accompagner le soir, à son travail, ses soupçons se portè- rent sur les fréquentations de cette dernière et il s'en alarma. Quelle confiance avait- il en ces filles? Il les savait bavardes et intrigantes. Ne provoquaient-elles pas Léontine à leur parler de lui? Il était donc à la merci d'un racontar. Cela le rendit plus prudent, l'assombrit, lui donna des moments d'humeur... Quelle folie l'avait conduit à se confier à Léontine? C'était 204 l'homme traqué sans aucun doute une folie et des plus graves, car si jamais on apprenait de Léontine quels aveux il lui avait faits, elle ne pourrait pas se démentir... Et quand bien même elle se démen- tirait?... Lampieur tomba dans de tragiques perplexités. Il sentit que lui échappaient ses dernières chances et en prévit la fin. Tout autre que lui n'aurait pas hésité : il se serait enfui. Lampieur ne s'y décidait pas. La raison qui, le lendemain du crime, lui avait dicté sa conduite, la lui dictait encore. C'était moins une raison qu'une sorte de lâcheté, d'in- conséquence avec soi-même... Ne le voyait-il pas? Cela n'empêchait rien. En outre, la ter- reur que lui inspirait l'idée d'être arrêté para- lysait chez Lampieur toute initiative et l'em- plissait d'une malsaine et obscure soumission. Elle agissait sur lui directement; elle lui inter- disait de réagir. Que pouvait-il tenter contre une pareille idée? Il n'avait pas même le goût de ruser avec elle, de lui disputer — tout au moins — son repos ou de fonder, sur un hasard quelconque, l'espoir de reculer d'un seul moment l'heure de son iestin. Un senti- l'homme traqué 205 ment — plus fort que celui de sa sauvegarde — le tourmentait. Lampieur ne lui résistait pas; il se laissait aller à la dérive et, à la fin, c'était pour lui presque un apaisement, un engourdissement étrange et comme une espèce de puissante et machinale ivresse. Oui, vraiment, une ivresse... Lampieur le constatait. Elle se manifestait de cent façons, toujours les mêmes et qui semblaient devoir à Léontine de multiplier leur vertige. Dans ce vertige, Lampieur se raccrochait sans cesse à Léontine. Il voulait croire qu'elle ne parlerait pas... Il A^oulait se persuader qu'elle resterait, quand même, sa complice... Était-ce trop lui demander?... Lampieur parfois jugeait que non. Parfois, il perdait confiance et, alors, il se promettait d'obliger Léontine à dire quelles intentions elle nourrissait et si elles lui étaient hostiles. Or, Léontine n'avait aucun motif de raconter ce qu'elle savait, non plus que de tenir rigueur à Lampieur, maintenant qu'elle avait, à demi, repris sa liberté. Elle l'avoua, tout simplement. Mais cette demi-liberté ne lui suffisait plus... 206 l'homme traqué — Naturellement, reprocha Lampieur... A présent que ça se gâte, tu t'en vas... — Possible! dit-elle. Lampieur courba le dos. — Et si ça ne me plaisait pas? demanda-t-il, sans conviction. Léontine fit entendre un petit rire. — Faudrait tout de même pas t'imaginer, reprit Lampieur, parce que j'ai supporté que tu ne sois plus avec moi, comme avant, de me commander. Léontine se remit à rire doucement. — Assez! gronda Lampieur... Si c'est- avec les femmes que tu fréquentes, que tu prends des exemples pareils, ça te réussit. — Oh! gouailla Léontine... les femmes que je fréquente... Lampieur la regarda : — Je sais ce que je dis, déclara-t-il ensuite... et je m'en suis bien aperçu depuis qu'on est retourné chez Fouasse... Ce n'est pas vrai? Ils sortaient précisément du bar, ce malin-là, et se querellaient dans la rue à voix haute, en se dirigeant vers leur chambre. Léontine liai- l'homme traqué 207 nait le pas. Elle n'avait pas envie de rentrer. Lampieur s'arrêta brusquement : — Passe devant! ordonna-t-il. — Oh! mais, risposta Léontine, en s'arrêtant aussi et en prenant un air de moquerie, le voilà qui se fâche I Lampieur marcha sur elle. — Salut! dit alors Léontine, et elle quitta Lampieur, très vite, sans lui fournir la moindre explicatian, ni lui laisser le temps de revenir de sa surprise. l'homme traqué Î^OO XXI Ce que fut pour Lampieur la journée qui suivit cette singulière rupture, on ne le peut décrire. Elle le plongea dans un profond abat- tement. Quelle détresse n'était pas la sienne! Elle s'alimentait, dans cette chambre, du sou- venir que Lampieur gardait de Léonline, de leur commun tourment, de leur étrange intimité et de l'habitude qu'ils avaient contractée, à la longue, de souffrir l'un par l'autre... A présent qu'il se trouvait seul devant une telle souf- france, Lampieur redoutait qu'elle ne l'abordât •Miiement qu'elle passât ses forces. Gonnnent ail il faire? Oii puiserait-il, — si faible qu il tCil, — le courage de poursuivre la partie jus- qu'en son dénouement? Il la savait perdiie 14 210 l'homme traqué d'avance... Tant que Léontine l'avait aidé à supporter ses maux, peu importait, ou à peu près, à Lampieur qu'ils s'abattissent sur lui. Ils ne l'atteignaient qu'indirectement... Mais main- tenant que Léontine ne le protégeait plus, Lam- pieur tremblait de se sentir découvert et il attendait pauvrement d'éprouver les premiers coups du sort pour n'y pas résister. Jus- qu'alors et malgré leur violence, ils n'avaient point encore touché Lampieur dans le vif de la plaie. Quelles nouvelles détresses allaient-ils mettre à nu? Quelles secrètes profondeurs allaient-ils labourer? La lâcheté de Lampieur à cette seule menace lui égarait l'esprit. Elle lui faisait également tout craindre. Elle lui don- nait de tout une égaie épouvante et, plus il y pensait, plus il avait de peine à s'y plier et d'horreur à comprendre qu'il n'y échapperait pas. C'est pourquoi Lampieur regrettait Léontine !;!!(' n'rlail [>las là pour le détournet- de l'ohlel lie son tourment et l'irriter contre elle. Cela lui apparut si nettement qu'il en eut le frisson. Comment avait-il pu ne pas s'en douter autre- l'homme traqué 211 fois?... II appela Léontine... Sans elle, qii'al- lait-il devenir? Déjà, le simple fait d'apprécier à leur valeur les secours qu'il en avait eus faisait entendre à Lampieur qu'il se préparât à soufTrir. Mais quoi?... dans quelle mesure? Il avait beau se dire que l'instant approchait, le souvenir de Léontine l'en défendait encore et il s'y retenait avec l'effroi d'un homme qui voit s'ouvrir, sous lui, le vide et s'y sent attiré... Alors ses dernières forces l'abandonnèrent et Lampieur se trouva seul au monde et il com- mença d'éprouver une douleur qu'il ne soup- çonnait pas. Il lui sembla que quelque chose en lui avait besoin de cette douleur pour renaître à la vie. Au début, il en fut étonné. Il assistait à une transformation de toutes ses habitudes qui l'éveillait au sentiment d'une existence dont il avait, depuis son crime, perdu jusqu'à la plus humble notion. Qu'est-ce qu'une pareille trans- formation signifiait? Vers quel but tendait-elle? Lampieur ne le discernait point. Il était comme un homme qui, dans un accident, revoit tout son passé et en éprouve, à la seconde, une im- 212 l'homme traqué pression déconcertante... Pouvait-il n'en pas être surpris ? Il avait, par moment, envie de se reprendre, de revenir à Léontine... mais cela n'était plus possible. En effet, la cause directe du phénomène qui se produisait chez Lampieur, Léontine l'avait fournie par son départ et Lam- pieur devait en supporter les conséquences. Il s'y résigna. Il se laissa porter par elles et, petit à petit, la lumière se faisant à ses yeux, il décou- vrit à son isolement une raison si rigoureuse qu'il s'en accusa pleinement avec une âpre sin- cérité. Conduit par cette sincérité, Lampieur arriva peu à peu à se prendre en pitié et à remonter jusqu'au crime. Depuis le temps qu'il y pensait, il n'en avait encore pas revécu profondément les transes ni pénétré l'intime horreur... Cette fois, Lampieur se souvint des mobiles qui l'avaient poussé à ce crime. Le même isolement que celui dans lequel il était à présent, lui pesait. Il l'emplissait d'une sorte d'oisiveté, de mépris de soi-même, de détresse... Lampieur n'oubliait rien. De toute sa vie, cette période qu'il évoquait, avait été la plus falote. Il y avait l'homme traqué 213 mené des jours d'une obsédante monotonie et des nuits aussi longues l'une que l'autre et aussi inutiles. A quoi servait d'en augmenter le nom- bre? Lampicur se l'était demandé bien souvent. 11 n'avait pas de vices... il s'ennuyait... Le soir, quand il descendait de sa chambre, il se disait qu'à la même heure le lendemain il accompli- rait les mêmes gestes et irait boire encore un verre chez Fouasse. Cela l'humiliait, le blessait. Autour de lui, les gens qu'il écoutait parler lui semblaient dénués d'intérêt. Il les regardait cependant, les observait comme des jouets grotesques qui avaient l'apparence de vivre et ne vivaient pas véritablement. Lui-même leur ressemblait. Il s'appuyait comme eux. au rebord du comptoir, fumait, allait, venait... Était-ce une existence ? Lampieur en était excédé. Sous ses dehors bourrus, une perpétuelle inquiétude se cachait. Elle s'en prenait à tout. Elle devenait comme une manie insupportable et Lampieur ne savait pas quelles limites lui fixer. |l en lésuUa (|ue Lampieur prit de lui-même 214 l'homme traqué une opinion que rien ne paraissait justifier et qui, pourtant, lui apporta quelcpie répit. Il se jugeait si différent des autres qu'il n'eut pas de peine à le croire; mais, s'il le erut, il s'aperçut bientôt qu'il valait mieux ne pas le dire et il s'y appliqua. Son amour-propre y puisa d'âpres satisfactions. Puis, par la force des choses, ces mômes satisfactions décrurent en intensité et Lampieur revint à son inquiétude et en dirigea les effets contre lui. Dès lors tout le dégoûta de sa vie ; il épuisa plusieurs semaines dans une humeur incohé- rente, se tourmenta, se fit grief de ne pas réagir et attendit qu'une occasion se présentât de mesurer son audace et mériter au moins de ne pas déchoir à ses propres yeux. Or Lampieur avait toujours manqué d'audace et il se deman- dait avec anxiété à quelle épreuve il devrait se soumettre quand un malin, dans la boulan- gerie, une certaine M'"* Courte, concierge, s'était ingénument plainte de conserver, à chaque terme, l'argent de la maison. Ce jour-là, quoi qu'il tentât pour rester impas- sible, Lampieur ne fut pas maître de lui. Il ne r l'homme traçuê 215 se coucha point. Jusqu'au soir on le vit, dans les bars du quartier, boire et poser sur ses voi- sins un regard insolent. Il finit presque par scnivrer... Ses manières, son allure frappaient les gens d'étonnement. Elles étaient excessives et trahis- saient une si baroque exaltation que Lampieur, seul entre tous, ne s'en apercevait peut-être pas ou négligeait de s'en apercevoir. Il n'en était pas responsable. Il pensait à cette concierge. Il se disait que l'heure était venue de prendre enfin une décision et il s'y sentait préparé. Pour lui. c'était comme l'annonce d'une réus- site soudaine, au moment oii il ne resju^rait plus. C'était comme une délivrance... Il s'enhar- dit... Le vin quil avait bu le grisait moins que son ambition et il ne douta plus, deux ou trois jours plus tard, de la réaliser. Le temps qui lui restait, entre le terme d'oc- tobre et celui de janvier, Lampieur l'organisa minutieusement. Il l'employa h mûrir son projet puis à en préparer l'exécution. Qui s'en serait douté? Le matin, Lampieur sortait de la bou- langerie et, quelquefois, au lieu de descendre 216 l'homme traqué la rue, il la remontait et jetait, en passant, un coup d'œil dans le long corridor où il prémédi- tait de se glisser. La loge était au fond, à droite. Elle donnait sur une cour. Lampieur, un soir que la con- cierge était absente, inspecta cette cour. Il découvrit qu'elle n'avait pas d'issue. Mais des fenêtres, à chaque étage, prenaient jour sur elle ainsi qu'un carreau de la loge. Lampieur son- gea qu'à travers ce carreau on voyait dans la loge; il s'en approcha, regarda longuement et partit rassuré, car un rideau, qui devait être tiré la nuit, pendait le long du mur. Vers les derniers jours de décembre, Lam- pieur fut prêt. Il avait son plan dans la tête et il savait le nom du locataire qu'il donnerait après minuit à la concierge sans la troubler dans son sommeil. Là, seulement, les choses se com- pliquaient... En effet, pour entrer dans la loge, il ne suffisait pas que Lampieur en possédât la clef. II devait en même temps, par une poussée adroite, faire sauter un verrou qui, cerlaine- ment, serait mis cette nuit-là, et agir vite on étouffant tout bruit. Ceverron, à Im e^uj, créait l'homme traqué 217 la pire difficulté. Lampieur la résolut le soir du crime ; à la tombée du jour, il entra dans la loge, dévissa la gâche du verrou et la fixa de telle façon qu'elle sautât sans diniculté. Ceci fait, il gagna sa chambre, prit des gants, un costume, des souliers dont il fit un paquet et se rendit à son travail. Il était calme. Le costume qu'il revêtit, après l'avoir encore brossé méticuleu- sement, les souliers qu'il chaussa n'avaient pas un atome de farine. Lui-même, auparavant, s'était nettoyé à grande eau, dans la cave. Il sortit comme le quart de minuit sonnait et ce ne fut qu'à son retour, qu'il se rendit exacte- ment compte des risques qu'il avait courus et des dangers auxquels il lui faudrait désormais, chaque jour, se soustraire et qui, de toutes parts, l'environnaient. — La vieille!... sursauta-t-il... Assis tout habillé sur son lit, Lampieur rêvait. Il voyait la malheureuse femme contre laquelle il s'était acharné... Il croyait l'entendre. Entre SCS doigts, qui lui serraient la gorge, il sentait palpiter une chair gonflée. Cela lui fut abomi- l\nh\e> If. relâcha, lentement, son étreinte ^t, à 218 l'homme traouê demi plongé dans l'hallucination du souvenir, il tenta de s'en dégager, encore que, près de lui le corps de sa victime retombât lourdement dans les draps. En ce moment, Lampicur n'aurait pu dire où il était. Il se leva du lit avec horreur et l'atroce vision se leva avec lui. Elle s'étala partout à ses yeux. Lampieur se secoua... Qu'avait-il à mar- cher dans la chambre, comme un animal enfermé ? Dieu merci, il n'en était pas encorelà ! L'idée qu'il pouvait se conduire selon sa fantaisie le rassura; cette idée cependant lui paraissait cocasse; elle s'adaptait si singulièrement aux circonstances que Lampieur ne savait qu'en conclure. Etait-il libre, vraiment, quand la terrible image de la vieille femme le harcelait au point qu'il éprouvait un anxieux besoin de l'écarter de devant lui? Il aurait désiré de n'en pas douter... Mais l'image s'imposait. Elle accompagnait Lampieur, l'obsédait, le traquait. . . Quoi qu'il lui opposât, elle régnait alentour et Lampieur avait beau faire, elle régnait aussi sur lui et le taraudait sans répit. A la fin Lampieur cessa de résister à la près- l'homme traqué 219 sion tenace de cette image et il tenta de s'y habituer. Du coup, son attitude changea. Il plia les épaules, son visage se crispa et, tressaillant de tout son être, il s'effondra sous une telle infortune qu'il perdit jusqu'au sentiment de toute chose pour n'avoir plus que l'horreur de lui-même et du mal qui le déchirait. Cette horreur passait tout en abomination. Elle unissait, au spectacle d'un lit étroit et dévaste, celui d'un corps renversé au travers, dans une funèbre et tragique immobilité. Puis, sur ce lit, la présence de la mort s'étendait. Elle était d'un tel poids, qu'entre les draps, un trou s'ouvrait. Lampieur y était englouti. Il y subis- sait le contact d'un corps froid et s'y débattait contre lui... Hélas! plus il faisait d'efforts, plus l'impression d'être empêtré dans le creux de ce lit s'accentuait. Plus elle y enfonçait Lampieur, et celui-ci se lamentait, poussait mille clameurs inutiles et répétait : — Pourquoi? pourquoi? Personne ne répondait à son affreuse ques- tion. Lui-même n'y pouvait pas répondre encore. Il était entraîné dans d'infâmes profon- 220 l'homme traqué fleurs, à môme l'ordure qu'il remuait à chaque mouvement, la puanteur et la folle épouvante. U haletait. Il n'avait plus de forces. Il n'avait plus d'espoir. Le monde entier l'abandonnait et il fallait, par surcroît, que Lampieur, assis- tant à cet innommable supplice, y fût comme impuissant. l'homme traqué 22 1 XXII Jusqu'au soir, suppliant qu'on lui répondit, Lampieur demeura dans sa chambre et il n'ar- riva pas à se calmer. Il sortit vers sept heures, ferma sa porte à clef et descendit. Il était blême : il tremblait si violemment qu'on ne pouvait dehors ne pas le remarquer. Lampieur ne s'en soucia pas. Dans la rue, il allait rasant les boutiques et fixant d'un regard ébloui les lumières. Elles le fascinaient. Elles lui communiquaient une sorte de saoule- rie. Plusieurs fois, arrêté devant un étalage, Lampieur ne s'en écarta pas de suite. Ses yeux brillaient; ils semblaient poser une question si singulière que les gens en restaient surpris. Quel homme pouvait-être celui-ci? Chaque 222 l'homme traqué passant, que Lampieur croisait en route, se retournait. IMais Lampieur ne voyait personne et il n'attendait de personne le secours qu'il chereliait. Ses pas, tout naturellement, le portèrent vers le débit de Fouasse; Lampieur s'en aperçut. Il reconnut l'entrée du bâf, Ses vitres, le comptoir et n'y pénétra pas. Il prit à gauche, longea de nouvelles devantures et, intriguant par ses manières les gens qu'il rencontrait, se trouva rue Saint-Denis. Entre ses façades grises, la rue traçait une perspective oblique' et resserrée. Çà et là, des éclairages détachaient nettement de l'ombre les lignes des trottoirs, du sol, des maisons. Lampieur les contempla d'un air farouche et, à mesure qu'il avançait, il se sentait plus abattu... Où allait-il? L'habitude, qu'il avait de remon- ter cette rue, le poussait devant lui. Pourtant ce n'était point à son. travail que se rendait Lampieur. Là-bas, une autre chose l'attendait et il se diri- geait vers elle, anxieusement, tandis que la l'homme traqué 223 question terrible qu'il se posait devenait plus pressante et lui faisait hâter le pas. Durant le court trajet que parcourut Lani- picur pour arriver à la hauteur de la boulangerie, cette question l'assiégea si étroitement qu'il faillit s'arrêter en route et se laisser tomber par terre dans le ruisseau. Pourquoi souiFraitil à ce point? La vision de tout à l'heure crevait en lui et le gorgeait de sensations abjectes. Il n'en pouvait plus supporter le goût ni l'atroce répulsion. Ses jambes se dérobaient. Ses yeux s'emplissaient de vertige. Il étouffait. Il gémis- sait. Il aurait préféré mourir vingt fois plutôt que vivre dans de telles conditions et il était pris d'un effroi sans limite à l'idée que, peut- être, il devrait approcher une plus secrète et plus abominable horreur. C'est que, maintenant, Lampieur s'accusait d'être l'auteur de sa propre détresse et qu'il désespérait, même en cédant aux plus cruels remords, de fléchir le destin. Il regrettait son crime. Il en avait un débordant dégoût. Sa conscience se révoltait... Pouvait-il s'abaisser davantage? Il l'aur^iit ftit. îl se serait traîné sur 224 l'homme TRAQué la tombe de la vieille pour y verser des larmes si, en échange, on lui avait promis quelque repos. Sa lâcheté ne s'opposait à aucune humi- liation. Elle les désirait toutes au contraire. Elle implorait de lui venir en aide, de l'épar- gner... Était-il responsable ? Dans son incohé- rence, Lampieur se raccrochait aux plus faibles soutiens. Il appelait au secours mille preuves criantes de son ancienne honnêteté : ce n'était pas de sa faute s'il avait commis un tel crime ! Avait-il pu prévoir qu'il en serait, un jour, si affecté ? Il ne demandait pas grand chose, au fond ! Un moment de répit... une minute, une seconde... Ne le voulait-on pas? Pourquoi ne le voulait-on pas ? Est-ce qu'on ne vo\ it pas, à ses supplications, qu'il était tout à fait sincère?... Par pitié ! Il se mettrait à genoux. 11 se frapperait la poitrine . Il se mortifierait de mille façons... Allait-on le repousser? Allait-on exi- ger de plus durs châtiments ?Ily souscrivait à l'avance... Comment? Ce n'était pas assez? Qu'attendait-onde lui? On n'avait qu'à le dire. Il était prêt à obéir... Une discuterait pas. l'homme traqué 225 — Va, marche ! sembla lui ordonner alors une voix qui résonna jusqu'en ses fibres les plus intimes. Lampieur baissa la tète et continua d'avancer. Il arriva devant la boulangerie, en poussarude- ment la porte, descendit dans la cave. Un ouvrier, qu'il ne connaissait pas, se trou- vait dans la cave. — C'est toi, questionna-t-il, qu'il a fallu que je remplace? — C'est moi, dit Lampieur. Il se dirigea vers un mur, gratta, enleva une grosse pierre, prit l'argent qui était dessous et, plongeant dans une poche cet argent, il s'en alla rapidement, sans même répondre au bonsoir stupéfait qui accompagna sa sortie. Dehors, Lampieur n'eut pas grand'route à faire pour aller jusqu'à la maison qu'il éprou- vait le besoin de revoir. Il s'approcha de cette maison, en examina longuement la façade, puis la porte, se recula, changea plusieurs fois de trottoirs... Il y trouva presque un soulagement à sa détresse ou, du moins, celle-ci parut céder la place à des souvenirs si précis qu'ils absor- 15 226 l'homme TRAQuê baient Lampieur dans sa contemplation et l'arrachaient comme à lui-même. — Oui, oui, grommela-t-il. Cette porte, jadis, s'était ouverte. Lampieur l'avait refermée derrière lui. Il se rappela le bruit sec du cordon et celui du déclic qui répon- dirent à son coup de sonnette... Puis il était entré ; il avait suivi le couloir, en était arrivé au bout... Quels souvenirs! Ils s'enchaînaient exactement ; ils conduisaient Lampieur le long de cet affreux couloir. Ils lui faisaient revivre les minutes qui avaient précédé son crime et l'atmosphère, dont Lampieur se sentait entouré, prenait sur lui tant de puissance, qu'il s'atten- dait, parfois, à ce que cette porte s'entre-baillàt encore et lui livrât passage... Alors il s'écartait d'un pas ou deux... il gagnait le trottoir d'en face et, s'efforçant de contenir l'exaltation lugubre qui s'emparait de lui, il débitait d'étranges paroles et ne pouvait pas s'em- pêcher d'aller et de venir tout en gesticulant. Devant une telle maison, il n'était pas possi- ble que l'on ne remarquât pas Lampieur. Des voisins le virent. Ils l'observèrent et, l'un d'en- l'homme traqué 227 tre eux se décidant à l'aborder, Lampieur ne le reconnut pas et continua son manège. Les voisins disparurent, Ils rentrèrent chez eux, mais, de l'étagequ'ils habitaient, ils s'installèrent à la fenêtre et échangèrent des réflexions... Que faisait là cet homme ? Étâit-il ivre ? Ils suivaient son étrange va-et-vient dans la rue, le regar- daient se démener, s'arrêter, se remettre à marcher. PDurquoi se livrait-il à de pareilles démonstrations ? Ils n osaient s'avouer leurs pensées et tous avaient la même. Gela les indi- gna. — Hé, s'il vous plaît, cria celui qui avait abordé Lampieur, faudrait ficher votre camp, n'est-ce pas? Lampieur leva la tète... il distingua, penchés à la fenêtre, ces gens qui l'épiaient et il resta debout sur un trottoir, à les fixer d'un œil per- çant et soupçonneux. — On irait chercher les agents ! glapit une voix de femme. — Les agents! répéta Lampieur... Oh! les agents !... Il éclata d'un rire stupide et, haussant les 228 l'homme traqué épaules, fit pourtant mine de s'éloigner. D'autres fenêtres s'étaient ouvertes. D'une façade à l'autre des exclamations, des réponses, des lambeaux de phrases se croisaient. Lam- pieur comprit son imprudence ; il pressa l'allure, se sauva, se mit presque à courir et, tournant l'angle de la première rue qu'il rencontra, il gagna le boulevard de Sébastopol et le des- cendit à grands pas... l'homme traqué 229 XXIII Il n'était guère plus de onze heures quand Lampieur descendit le boulevard de Sébastopol et il ne lui fallut pas cinq minutes, malgré le long crochet qu'il fit, pour se retrouver, rue Saint-Denis, à la hauteur du square des Inno- cents. Là, seulement, il reprit confiance et un soupir d'étrange satisfaction s'exhala de sa poitrine... Lampieur marcha moins vite; il contourna le square et, se promenant dans les environs, l'image de Léontine remplaça peu à peu celle de la vieille femme et lui donna moins de tourment. C'était ici, devant de louches entrées d'hôtel, aux escaliers étroits et encais- sés, que Léontine et ses semblables opéraient leur trafic. Lampieur se mit à sa recherche. II 230 l'homme TRAQUâ interrogea plusieurs filles, les dépassa, s'égara dans des rues puis, revenant sur ses pas, atten- dit, sans bouger de place, que le hasard lui envoyât celle qu'il voulait voir et servît son projet. Il y avait, en effet, bien des chances pour que la malheureuse gagnât bientôt un de ces singu- liers hôtels. Lampieur vit M""" Berthe y condui- re un passant. Il reconnut, un peu plus tard, Renée... M'"^ Berthe descendit. Elle revint, presque sur-le-champ, dans la compagnie d'un autre homme et Lampieur s'écarta de l'endroit oii il était, afin qu'elle ne le reconnût pas... Un peu partout, dans ce quartier dont les resserres et de vagues entrepôts n'ouvraient qu'après minuit, des filles postées au croisement des rues, proposaient leurs services. Lampieur en ressentit une amère humiliation. Il imagina Léontine, s'employant comme ces filles à une très basse besogne et une espèce de jalousie l'irrita brusquement contre elle et la lui rendit odieuse. — Pssst! pssst! TTép! lui jeta, du trottoir opposé, une femme qui l'avait aperçu, ' l'homme TRAQUé 231 Lampieurn'eutpas l'air deFentendre. Il tirade sa poche une cigarette, ralluma, et s'appuyant du dos à un mur de la rue, il fuma et courljJc la tête. Qu'espérait-il de Léontine? Que vou- lait-il lui dire? Elle le dégoûtait à présent... Elle ressemblait trop à ces mornes prostituées qui, battant le trottoir, s'offraient au premier homme venu et ne faisaient pas, entre cent, de différence. Il en eut presque la nausée et il songea qu'il avait tort de ne pas s'en aller, ni de ne pas tenter, ailleurs, de refaire seul sa vie. C'était là son projet. Lampieur, fouillant dans sa veste, à gros doigts, palpa l'argent qu'il y avait placé. Le contact des billets de banque lui rappela son crime et les moments affreux qu'il venait de connaître. Lampieur se roidit : il retrouva toute sa rudesse, puis il pensa à Léontine et reporta sur elle mille souvenirs et s'y abandonna... Ces souvenirs avaient encore du charme pour Lampieur. Ils lui permettaient d'entrevoir une existence possible, si Léontine acceptait de s'enfuir avec lui. Ne le lui avait-elle pas proposé? Lampieur avait hâte de s'enfuir... L'argent, qu'il cachait dans sa poche, l'y aide- 232 l'homme traqué rait. Mais il fallait que Léon tine l'accompagnât. Sans elle, il n'était bon à rien... il souffrait trop. Il se tourmentait trop. La journée qu'il avait vécue, l'accablait. Il n'aurait pas eu le courage d'en supporter une autre. C'était au- dessus de ses forces et il eût renoncé à tout plutôt que de devoir passer une seconde fois par les transes de cette exécrable journée. Cependant, Léontine ne se montrait point et Lampieur se demandait, avec inquiétude, si elle n'avait pas, la première, mis à exécution le plan qu'il projetait. Cela le consterna. Mais il se ressaisit et, lançant devant lui sa cigarette, il il en alluma machinalement une autre et traversa la rue. . . Il y avait un bar, un peu plus haut. Lam- pieur le fouilla du regard, puis il se remit à circu- ler et à examiner l'intérieur de chaque bar qu'il trouvait sur sa route... Allant ainsi et s'arrêtant à la porte des moindres débits, Lampieur erra dans le quartier et, à mesure que ses illusions l'abandonnaient, il pensait davantage à Léonline et se reprochait sombrement de l'avoir, par sa faute, contrainte à s'en aller. Qu'elle fût une fille pareille à celles qu'il l'homme traqué 233 croisait en chemin et avilie comme elles, Lam- pieur n'en était plus honteux. Il oubliait son jusle écœurement. Il n'avait plus de jalousie ni de colère. Que lui importaient tant d'ignomi- nies ? Il était prêt à les excuser chez Léontine, à les tolérer, à les accueillir sans compter et à n'y faire aucune allusion. C'était encore par sa très grande faute que Léontine avait repris son ancienne vie et, devant elle, il estimait, avec sévérité, qu'il en était coupable et il s'en accusait... A la fin, Lampieur, se chargeant de mille torts et les exagérant comme à dessein, perdit tout contrôle sur lui-même. Où qu'il portât ses pas, il ne trouvait pas Léontine. Elle n'était nulle part. Il avait beau pousser plus loin et station- ner ici, ou là près des hôtels, près des bistros, d'autres filles que celle qu'il cherchait, venaient à lui. Il les écartait, en silence. Ces filles, qu'il avait plusieurs fois croisées, le reconnaissaient et elles n'insistaient pas. Elles le laissaient poursuivre sa ronde extravagante. Elles ne s'en occupaient point et Lampieur, les voyant s'éloi- gner, se disait, avec une infinie détresse, que 234 l'homme TRAQUfi personne désormais ne s'intéresserait à lui. Cela porta au comble le sentiment d'égare- ment oîi il était et il souffrit de se sentir dans un isolement si absolu. Pourquoi s'obstiner davantage? Lampieur n'opposa plus de résis- tance à rien ; il suivit des trottoirs, entra et s'assit dans des bars, se leva, s'en alla et minuit puis la demie sonnant, des magasins s'ouvrirent, sans qu'il s'en aperçût. ... Quelquefois, cependant, dans les débits dont il poussait la porte, Lampieur voyait toutes sortes de gens réunis à des tables et vidant des cliopines. Il ne comprenait pas pourquoi ces gens se trouvaient là. Pourquoi le regardaient-ils s'approcher du comptoir et boire d'un trait le petit verre de rhum qu'il se faisait servir? Il soupçonna ces gens de savoir où était Léontine. Puis il buvait un second petit verre... un troisième petit verre... et il chan- geait d'établissement en gardant, dans l'esprit, la secrète conviction que personne n'ignorait oîi se trouvait la malheureuse et qu'on faisait exprès de ne pas le lui dire. Cette conviction s'implantant plus profondément en lui, Lam- h HOMME TRAQUâ 235 picur en déduisit qu'il devait encore supporter mille maux avant de rencontrer Léontine. L'idée qu'elle n'était qu'une fille publique s'ac- centua. Lampieurne s'y déroba point. Il déve- loppa celte idée, au contraire, avec une sorte d'Apre détresse et de plaisir honteux. A ses yeux, nulle honte n'était assez complète. Est- ce que ces gens n'en avaient pas conscience? Lampieur les considérait longuement. Il les comptait. C'était des travailleurs des Halles à qui, certainement, comme les autres, Léontine s'était offerte. L'image de cette fille mêlée à tous ces hommes, humiliait Lampieur; elle le déchirait, et il tenait précisément à ce qu'elle l'humiliât e^ le déchirât davantage. De cette façon, quand il retrouverait la malheureuse, Lampieur jugeait qu'il en aurait payé, au prix, le droit de partir avec elle et de mener une nouvelle existence... Le dégoût, l'abjection, la honte, il devait les connaître... Sa lâcheté les lui rendait indispen- sables et, petit à petit, il s'en accommodait, comme d'une nécessité étrange de vie ou de mort à laquelle on n'échappe pas. l'homme traqué 237 XXIV Toute la nuit, s'appliquant a déchoir et finis- sant par y puiser une sombre satisfaction, Lampieur traîna dans les débits des Halles et s'enivra grossièrement. L'idée qu'il rencontre- rait Léontine, après avoir subi pour elle les plus cruelles épreuves, l'illuminait et prenait, peu à peu, sur son esprit, la force d'une certi- tude. Lampieur était donc sûr de revoir Léon- tine. Et cette idée, qu'il devait à l'ivresse, lui semblait naturelle et elle le soutenait. Mais quelles épreuves avait-il donc encore à supporter avant de rencontrer cette fille et la décider à s'enfuir? Il ne le savait pas. C'était affaire entre sa conscience et une sorte de jus- tice lointaine et confusément prèle, selon le Ô38 l'homme traqué cas, à s'émouvoir ou à demeurer inflexible. Lampieur s'en remettait à elle. II souscrivait d'avance à la part de souffrances qu'on lui assi- gnerait et le calcul qu'il avait fait, en allant au devant des plus mornes abjections, le rassurait et le poussait à croire qu'on lui en tiendrait compte. Léontine devenait de la sorte, pour Lampieur, l'image de son expiation et de sa délivrance, et il se retenait d'autant plus fermement à elle qu'il voulait quitter ce quartier et dépister l'ac- tion de la police. Il n'avait pas d'autre désir... En ce moment, surtout, l'espoir que Léontine pouvait l'aider et le seconder dans la réussite de son projet, l'encourageait à en prévoir l'exé- cution. Cependant, il se faisait tard, le jour vague- ment allait naître et Léontine, qui restait introu- vable, empêchait Lampieur de s'arrêter à rien. Dans les rues, où il coudoyait des porteurs, il avançait péniblement. On le heurtait. Des gens le bousculaient. Il ne s'en fâchait pas... Il s'effaçait : il cédait chaque fois la place puis il repartait, d'une démarche hésitante, en évi- tant de se mêler à la foule silencieuse qui se l l'homme TRAQUê 239 pressait aux alentours des hautes voitures et qui les déchargeait. En avançant ainsi, Lampieur changeait fré- quemment de trottoir et, comme il était ivre, il décrivait parfois d'invraisemblables zigzags et s'en apercevait. Mais cela ne l'empêchait pas aussitôt de revenir à Léontine et de se dire qu'il la retrouverait. Au besoin qu'il avait de la revoir, s'ajoutait l'idée fixe d'un homme pris de boisson. Elle suffisait à Lampieur. Elle le guidait, malgré qu'il titubât, vers Léontine et il n'en douta plus quand, à la suite d'écarts et de détours extravagants, il reconnut le petit bar voisin de la boulangerie où il allait chaque matin. Là, dans ce bar, Léontine l'attendait autre- fois. Lampieur entra. Il regarda de haut la clientèle de pauvres gens qui l'entourait et, simplement, avec un balancement d'ivrogne, il contourna deux ou trois tables et vint donner miraculeusement contre une dernière, à laquelle Léontine était assise, devant un café crème. — C'est moi, dit Lampieur. Il prit une chaise et, se laissant tomber dessus, bâilla et demanda : 240 l'homme traqué — Tu veux boire autre chose ? — D'où venez-vous ? s'étonna Léontine. — Là-bas !.... répondit-il... des Halles... Elle se leva. — Garçon ! appela Lampieur. — Non... j'ai payé... murmura- t-elle... Sortons d'ici, on ne serait pas tranquille. Lampieur suivit, avec docilité, Léontine hors de la saUe et il n'était pas le moins du monde étonné de cette providentielle rencontre. Elle lui paraissait être tout ordinaire. Seulement, dès qu'il fut dans la rue, son exaltation décrut et il n'osa plus faire un pas de peur que les gens, qui l'avaient menacé, dans la nuit, de prévenir la police, n'y eussent réellement été. — Vite ! . . . Vite ! ... lui jeta Léontine. Elle tira Lampieur par une manche de son vêtement et ajouta très bas : — Il ne faut pas rentrer chez vous, mainte- nant. — Je m'en doutais, répliqua Lampieur... Ils sont allés chercher les flics ? Léontine se détourna. — Bon ! bon ! dit-il... Je sais. l'homme traqué 241 Il se hâta, du mieux qu'il put, d'obéir à la pauvre fille et, en marchant à côté d'elle, il lui confia : — J'ai les sous... Comprends- tu?... Alors on n'a qu'à prendre une chambre dans un hôtel jusqu'à ce soir... T'en connais un, d'hôtel? J'ai à te parler. — De quoi? questionna-t-elle, tout en guidant Lampieur. Il expliqua : — J'ai à te parler, n'est-ce pas?... ^ cause des sous... — Mais je n'en connais pas, d'hôtel, se récria Léontine... et puis je vais partir. Je ne peux pas rester près de vous. — Comment ? — Non... j'ai seulement voulu vous avertir, balbutia la malheureuse, qu'il valait mieux vous en aller d'ici, et ne plus jamais revenir... Laissez-moi, à présent... Sauvez-vous, seul... Vous en avez encore le temps... — Penses-tu ! grogna Lampieur... Seul, je ne m'en irai pas... ~ VcuS èles {'ou 1 16 *— C'est impossible, dit-il. Le jour, qui éclairait les façades grises et les toitures, grandissait. Contre les devantures des magasins, les murs, les portes cochères, il étalait crûment aux yeux des salissures de boue, des entailles dans le plâtre, mille dessins, de grossières inscriptions et chaque objet, qu'il frappait de sa neuve lumière, en était comme flétri. Lampieur eut un moment d'horrible lucidité. -^ Ils viendront, déclara-t-il, ils m'arrêteront. — Il faut fuir, le pressa Léontine. — Avec toi ? — Partez ! Il secoua la tête et, à demi dégrisé : — J'avais pensé, murmura-t-il d'une voix plaintive, que tu aurais pitié... que tu m'accom- pagnerais, Léontine répondit : — Je ne pourrais plus. — Alors, tant pis... conclut Lampieur et il regarda devant lui, d'un air sombre, tout en ne quittant pas Léontine d'une semelle dans la direction qu'elle suivait. L*H0MMÈ JRAQUé â4â Ôu allait-elle? Lampieur ii'en avait hul souci ? Pour l'instant, son unique secours était dans Léontine et il se promettait de ne pas se séparer d'elle un seul instant. Que lui importait autre chose ! Il se disait qu'il finirait par l'attendrir, qu'elle s'apitoierait sur son sort. Elle n'était pas une méchante fille. Elle céderait, elle accepterait tout à l'heure de se sauver avec lui. Pourquoi semblait-elle s'en défendre ? Lampieur ne voulait pas admettre qu'elle fût sin- cère. Il y avait, à son avis, dans leS façons de Léontine, quelque ehose qu'il n'expliquait pas, qu'il ne comprenait pas... Il n'était plus ivre, cependant... 11 marchait droit, il reconnaissait la rue où il était, il savait à quelle autre rue elle condui- sait et il cherchait à percer les desseins de Léontine. Tout à coup, celle-ci s'arrêta. — Là-bas! fit- elle. Lampieur distingua, parmi les passants., plu- sieurs individus en chapeau rond qui sortaient d'une buvette et qui venaient à leur rencontre; — Ne t'arrête pas, souffla Lampieur à 244 l'homme TRAQUé Léontine, on va passer près d'eux sans faire semblant. — C'est eux, murmura celle-ci... je les ai déjà vus cette nuit dans le bar... ils savent votre nom... Je les ai entendus qui le demandaient au patron avant que vous n'arriviez. — Va... va... ordonna-t-il... Prends sur le bord du trottoir... ils me verront pas derrière toi. Y a qu'à pas avoir l'air qu'on sait qu'ils me cherchent et faire comme si on se parlait. — J'ai peur, avoua Léontine. Lampieur, plongeant ses deux mains dans les poches, tressaillit... Il observa pourtant, har- gneusement : — T'aurais pas discuté mon plan, on n'en sejait pas là... Ah! nom de Dieu... S'ils ne me ramassent pas, ce sera la veine... — On n'a pas le choix, gémit Léontine. — Va toujours! gronda-t-il... Ils firent, de la sorte, quelques pas, en surveil- lant, avec une horrible impression de crainU-, les moindres gestes des agents en civil et, plus ils avançaient vers eux, moins ils avaient l'espoir de tromper leur vigilance. l'homme traqué 245 Lampieur, le long des murs, découpait une silhouette pesante : il tremblait, il était d'une pâleur affreuse et ses regards, sous le bord mou (le sa casquette, essayaient sans y parvenir de déguiser l'effroi dont ils brillaient. — Ils me reconnaîtront, prononça Léontine... Ils vont me reconnaître... Lampieur poussa un long soupir. — Attention ! C'est maintenant prévint-il, qu'on passera ou qu'on sera faits. . . S'ils nous voient nous amener, on est bons... — Les vaches ! dit Léontine. Ils étaient à cinq ou six mètres des agents et ceux-ci avaient l'air de se promener, innocem- ment, entre les boutiques qui, de chaque côté de la rue, ouvraient. Des commis enlevaient les volets des devantures. Une petite bonne se dirigeait vers la marchande de lait avec une bouteille vide. D'autres portaient les journaux du matin, du pain, des provisions. — Doucement, doucement, fit Lampieur entre ses dents. Les agents ne les avaient encore point remar- qués. Ils tenaient, à eux trois, le milieu de la rue é4ê l'homme tMgtjé et ils jetaient, tantôt à droite, tantôt à gauche, des coups d'œil lents et interrogateurs. — Ah! chuchota Lampieur... ils se rangenl pour la voiture... C'était un fiacre de nUit qui rentrait au dépôt et qui, par une sorte de chance, obligea les agents à le laisser poursuivre sa route et céder une partie de la chaussée. Derrière ce fiacre, Lanipieur et Léontine hâtèrent le pas. Ils se dépêchèrent d'avancer et ils se croyaient, l'un et l'autre, déjà, hors de danger quand Lampieur, à qui quelqu'un toucha l'épaule, se retourna. — Quoi ! quoi ! balbutia-t-il. Léontine l'appela. — Vous aussi, dit une voix... Restez ! Et pas de scandale ! Lampieur se laissa mettre lêÈ menottes sans opérer de résistance, puis on le poussa rudement en avant et il n'osait pas regarder Léontine qui marchait à ses côtés et qUl pleurait sans bruit. FIN PARIS. — IMP. GAMBART, 52, AVENUE DU MAINE h: V- 'i xi-' ^ x;:;x ■•■%«: V>-...,^,,.x^ mj ^UiL ■■'i "^\^ .> i*Q Carco, Francis 260$ L'homme traqua A55H6 PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY -.-^^;t^ ■J- r v^ r~^ O = O T- L^"C^ ^X in Sfc'iij'*' 1^ = ==CD 1- ^t'? '_! > p Q co :>>/& ■^.7^, .<.:^^«rv, V